Isaac Cordal - "Follow the leaders" - Installation 2011 - Berlin, Allemagne

Procrastination ?

Image d’entête : Isaac Cordal – « Follow the leaders » – Installation 2011 – Berlin, Allemagne

Nous sommes plongés dans une sorte d’expectative inquiète. Le monde va mal, l’humanité court vers la catastrophe écologique, et rien de vraiment sérieux n’est entrepris pour y parer. Les sommets internationaux sur le sujet ressemblent à des opérations de communication politique et accouchent d’accords auxquels personne ne croient et qui, pour cette raison, sont peu suivis d’effets. Le cynisme mène le monde. Nous accusons nos élites dirigeantes d’incompétence, voire de complicité mais nous mêmes sommes dans une procrastination générale. Sommes-nous capables de modifier drastiquement nos habitudes consuméristes ? D’accueillir des réfugiés ? De donner pour les plus pauvres ? Boule au ventre pour tous, colère pour certains et honte pour les plus lucides.

La raison des émotions

Le constat de cette procrastination me fait immanquablement penser aux travaux du neuroscientifique António Damásio. Celui-ci découvrit, à la faveur d’examens cliniques, que des patients ayant accidentellement perdu la capacité d’émotion étaient incapables de prendre la moindre décision dans la vie courante alors même que toutes leurs autres capacités semblaient indemnes. En 1994, António Damásio publia un livre au titre déconstructeur – « L’erreur de Descartes – La raison des émotions » – publication qui allait révolutionner les sciences neurocognitives, notamment en orientant les recherches sur les émotions et la conscience, sujets considérés jusqu’alors comme peu scientifiques. C’est le point de départ d’une longue réflexion plus générale sur notre fonctionnement et sur celui de nos sociétés, réflexion ayant emprunté des chemins inhabituels et dont je fais ici le résumé.

Le cerveau pense avec et pour le corps. Il n’y a pas de rationalité ni de raisons d’agir sans les émotions.

L’objectif de tout organisme vivant, depuis les êtres unicellulaires les plus simples jusqu’aux hominidés, est d’assurer son homéostasie, c’est-à-dire la régulation harmonieuse de ses paramètres internes avec pour finalité la survie. L’apparition, dans l’évolution des espèces, d’un système nerveux, puis d’un cerveau, permet d’étendre ces capacités de régulation à des situations extérieures plus complexes (chasser pour se nourrir, s’abriter du froid, collaborer avec ses semblables…) Dans cette régulation, les émotions sont les signaux envoyés par le corps, ceux qui vont faire prendre conscience de la faim, du froid, de la fatigue, de la peur, etc. et déterminer, de manière réflexe ou consciente, l’action nécessaire.

Le cerveau va, de plus, enregistrer ces expériences, c’est à dire la situation, les émotions de régulation induites, et le résultat de l’action. Il les ressortira lors de situations semblables, faisant ainsi revivre à l’individu, la situation précédente émotions comprises et lui permettant d’entrevoir les issues possibles pour des choix plus efficaces.

Pour en savoir plus…

Voici un exemple de régulation par les émotions. En situation de stress, le cerveau et les muscles vont avoir besoin de plus d’oxygène : le cerveau pour réfléchir plus intensément, les muscles pour se préparer à agir plus rapidement. Le cerveau va donc activer les hormones chargées : 1) d’augmenter la fréquence des battements cardiaques et 2) de serrer les organes devant réduire leur consommation d’oxygène – les intestins. L’activation d’hormones, c’est ce que les neuroscientifiques appellent les émotions, lesquelles sont non conscientes. Le ressenti conscient, c’est l’accélération des pulsations cardiaques, la sensation de chaleur, la boule au ventre… Les émotions ont avant tout un objectif utilitaire organique de régulation.

Toute notre culture philosophique fait qu’il est en général difficile d’admettre ce qui est pourtant aujourd’hui un fait scientifique : nous sommes des machines neuronales et notre sentiment de libre arbitre n’est dû qu’à la quantité incommensurable de nos synapses (1000 milliards de milliards) qui fait que nous n’explorerons jamais qu’une infime partie de nos alternatives.

Ce qu’il est plus difficile d’admettre, pour beaucoup de cartésiens, c’est que notre rationalité soit conditionnée par nos émotions. Il y a pourtant des raisons biologiques à cela :

  1. Quoi que nous fassions, il y faut de bonnes raisons pour le faire : envie, plaisir, besoin, peur,… toutes raisons générées par les émotions du corps
  2. Les connaissances nécessaires à la réflexion ne peuvent être que le résultat d’expériences mémorisées et elles seront d’autant plus pérennes que les émotions associées auront été fortes (d’où la nécessité de pédagogies dites actives dans l’éducation)
  3. Notre cerveau dans son utilisation des enregistrements va au plus vite et prend les enregistrements immédiatement disponibles, ceux à la fois les plus récents et les plus fortement marqués par les émotions
  4. Les éléments les plus émotionnellement positifs seront valorisés par rapport aux autres et emporteront la décision

De l’individu au collectif

Comment se traduit ce mécanisme sur le plan collectif ?

  • Les fourmis et les abeilles coopèrent efficacement entre des dizaines de milliers d’individus, mais elles le font d’une manière mécanique et déterministe dictée par leurs gènes.
  • Les loups et les hominidés (chimpanzés, bonobos, humains,…) peuvent coopérer de manière beaucoup plus fluide au sein de groupes liés par des relations empathiques L’empathie est la capacité, chez les mammifères sociaux, de lire les émotions de l’autre et de les faire siennes. Les homéostasies des individus se fondent alors entre elles. Mais cette fonction exige de se connaître intimement, de se porter un intérêt personnel, et pour cette raison ces groupes dépassent rarement la centaine d’individus.
  • Les humains, grâce à leurs capacités de conscience plus élevées et grâce à la précision de leur langage vont pouvoir verbaliser leurs émotions. Informations, expériences et émotions vont dès lors pouvoir avoir une existence propre et être rediffusées par des individus qui ne les ont pas eux-mêmes expérimentées, étendant ainsi l’expérience, la connaissance et l’empathie globale du groupe. C’est ce à quoi s’emploient par exemple, la littérature, le cinéma, les arts, les médias en général. Plusieurs milliers d’individus ne se connaissant pas personnellement peuvent ainsi faire société et coopérer.
  • Les performances cognitives des Humains leur ont, en sus, donné la capacité, unique dans le monde animal, de communiquer de manière complexe sur des choses qui n’existent pas. Dès lors les Humains ont pu raconter des histoires, construire au fil des millénaires toute une mythologie, toute une réalité virtuelle, toutes sortes de religions, et y faire adhérer leurs semblables. C’est là un élément essentiel par rapport au sujet qui nous préoccupe et que nous allons traiter maintenant.
Transmission empathique des émotions mère-enfant
Exemple de transmission empathique et d’objectivation des émotions.

Une mère, par son langage corporel en présence d’une guêpe, apprend à son bébé de quelques mois à se méfier de cet insecte et lui transmet /fait éprouver l’émotion de la peur des guêpes avant même qu’il n’éprouve la douloureuse expérience de la piqûre. Cette peur sera retransmise collectivement alors que seuls quelques individus auront été piqués par l’insecte. ( C’est d’ailleurs un mécanisme bien connu de protection utilisé par de nombreuses espèces animales contre leurs prédateurs occasionnels.)

Religions : la substitution d’émotions morales aux émotions primales

Une bande d’individus, mus par leurs seules émotions individuelles, même partagées, ne pourrait conquérir le monde. Il y faut une volonté supérieure ordonnatrice, définissant un intérêt général auquel se sacrifieront les intérêts particuliers.

L’empathie génère les émotions primales pour la survie des petits groupes. Les religions génèrent les émotions morales pour la survie des empires.

La contribution des religions au développement des organisations sociales, a consisté à créer un «bien» et un «mal» communs s’imposant à tous, le «bien» étant ce qui conforte la structure sociale, le «mal» étant ce qui l’affaiblit. Les injonctions de ces morales collectives sont bien sûr destinées à se substituer aux injonctions des émotions personnelles et ainsi à fédérer les actions des individus dans le sens commun. Le plus souvent d’ailleurs, les injonctions de la morale entrent en conflit avec les injonctions des émotions. Il sera «bien», par exemple, d’endurer des souffrances en participant à la construction d’un temple. Il sera, au contraire, «mal» de céder à la tentation du plaisir dans un adultère sapant l’ordre social patriarcal. L’obéissance est cependant obtenue parce que :

  1. ces morales sont légitimées par un ordre naturel surhumain (au dessus des humains) respecté, voire craint, le plus souvent découlant de divinités omnipotentes
  2. les humains ont intégré ces morales par les rites, les expériences religieuses, l’éducation, de telle sorte que s’y soumettre procurera des émotions positives ( sentiments de fierté, d’extase, d’appartenance à une communauté…) et que y désobéir provoquera des émotions négatives (sentiments de honte, de culpabilité…). Nous parlerons d’émotions morales, par opposition aux émotions primalesL’homéostasie de la collectivité s’est substituée aux homéostasies individuelles dans la production des émotions nécessaires à la régulation pour la survie, mais il s’agit cette fois de la survie… de la collectivité !
Note : Aux valeurs morales religieuses générales s’ajoutent des valeurs culturelles lesquelles jouent le rôle de facteurs de distinction, d’appartenance ou de reconnaissance. Elles génèrent à leur tour des émotions culturelles, marqueurs homéostatiques de l’appartenance à des groupes sociaux.

La religion humaniste

L’empire « Occidental » a étendu son influence sur toute la Planète. On en connaît les attributs :

  • un système économique : le capitalisme
  • un système monétaire international : les Droits de Tirage Spéciaux (DTS) basé sur un panier de monnaies (dollar, livre sterling, euro, yen et yuan)
  • des organes de gouvernance internationaux : ONU, FMI, Cour internationale de justice, Banque mondiale, OIT, OMC, … (voir liste Wikipédia)
  • une culture : la culture occidentale libertaire et consumériste
  • une langue véhiculaire : l’anglais
  • une religion : l’humanisme.

L’humanisme est la supra-religion génératrice des émotions morales ayant permis l’universalité et l’expansion de la société moderne séculière.

Il est inhabituel que l’on qualifie l’humanisme de religion (même si cela n’est pas si rare). Ce faisant, je me place du point de vue qui seul nous intéresse ici : celui de mécanismes de régulation et d’ordre sociétal autour de la définition d’une morale commune fondé sur la croyance en un ordre surhumain. En l’occurrence l’humanisme est fondé sur la croyance en l’existence de valeurs humaines universelles. Il a ses Tables de la loi : la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme co-signée par 50 des 58 états membres de l’ONU en 1948.

Les religions comme mécanismes sociétaux
La religion est un système de normes et de valeurs humaines fondé sur la croyance en un ordre surhumain. La théorie de la relativité n’est pas une religion parce que – au moins jusqu’ici – il n’est pas de normes et de valeurs humaines qui se fondent sur elle. Le football n’est pas une religion parce que personne ne prétend que ses règles reflètent des édits surhumains. L’islam, le bouddhisme et l’humanisme sont tous fondés sur la croyance en un ordre surhumain (le Dieu de l’Islam, la Loi naturelle bouddhiste, les valeurs humaines universelles humanistes). D’après Yuval Noah Harari, « Sapiens – Une brève histoire de l’humanité » – Albin Michel – 2015 – page 269.

L’humanisme, on le sait, est apparu au XVIème siècle dans les cités-états italiennes en corrélation avec le capitalisme et avec l’aspiration à la connaissance scientifique et technique ce qui supposait une sécularisation de la société par rapport aux monothéismes totalisants et définitifs. Et c’est ce triptyque capitalisme – connaissance – humanisme, constitutif de ce que l’on a appelé la Modernité, qui a construit le formidable essor auquel est arrivée l’humanité actuelle.

Expansion fulgurante de l'humanité
L’expansion fulgurante de l’humanité débute avec l’époque moderne (16ème siècle)

L’homo sapiens a colonisé la planète entière et ses habitants et transformé la biosphère au point que l’on peut parler aujourd’hui de l’entrée dans une ère géologique nouvelle : l’anthropocène.

L’humanisme, supra-religion libérale, laïque et sans dieu, n’a pas fait disparaître les autres religions. Il les a subrepticement absorbées – comme l’avaient fait avant lui les polythéismes gréco-romains ou le confucianisme chinois – en leur substituant la prééminence des droits de l’homme à celle des lois divines.

Humanisme contre économisme

Et nous en arrivons maintenant aux raisons de nos procrastinations, ou plutôt de nos contradictions.

Les empires, dans l’Histoire, sont nés, se sont développés et se sont effondrés victimes des mêmes mécanismes qui avaient assuré leur expansion. Comme ses prédécesseurs, l’empire occidental contient en germe les mécanismes de son effondrement. Peut-on imaginer une croissance infinie dans un univers fini ?

Le caractère libéral de l’humanisme, lequel a facilité la créativité, le progrès, l’entreprise, la croissance, devient aujourd’hui l’un de ses handicaps lorsque la liberté individuelle se mue en égoïsme. Et de fait, face à l’humanisme, est apparue une autre religion que j’appellerais l’économisme, fondée sur la croyance en une vérité économique surhumaine. Les émotions liées à cette nouvelle religion sont proches des émotions primales : plaisir de la possession, crainte de la perte. Et pour cette raison elles prennent le pas – au moins pour la fraction bénéficiaire de la population – sur les émotions morales humanistes.

C’est ainsi que nos dirigeants se veulent avant tout « pragmatiques ». Que la population, dans sa majorité, les approuve et les suit dans cette dérive. Et que les humanistes sont aujourd’hui traités de « bisounours ». Ce cynisme achève de décrédibiliser la religion humaniste et, avec elle, les structures de la société fondées sur elle.

Nous ressentons au quotidien les effets de ce délabrement : irrespect, incivilités, égoïsmes, indifférence à autrui, abstention politique, haine sur les réseaux sociaux… Mais il y a pire encore : la nature ayant horreur du vide et les sociétés également, les nationalismes, communautarismes, intégrismes religieux, populismes, etc. – toutes les religions de la régression – champignonnent dans le monde, offrant à leurs adeptes un autre registre émotionnel. Et les démocraties n’apportent d’autre réponse qu’une course à la sécurité et au moralisme, entrant encore plus en contradiction avec les valeurs humanistes.

Il est d’autres raisons à l’affaiblissement de l’humanisme et que celui-ci portait en germe en promouvant la connaissance. La connaissance est l’ennemie des croyances. Avec l’ouverture au monde et l’évolution des mœurs de nos sociétés, nous ne croyons plus en l’universalité et l’intemporalité de valeurs, fussent-elles humaines. Nous ne croyons plus en la prééminence de l’humain : l’humain est simplement une espèce animale, une machine neuronale et biologique, avec certaines capacités cognitives plus importantes et il est interdépendant de la biosphère.

Il ne peut y avoir de société sans morale. L’absence d’une supra-religion libertaire comme l’humanisme ouvre la voie à des sociétés autoritaires.

Dans quelle société voulons nous vivre ?

A l’issue de ce parcours commencé sous l’éclairage des sciences neurocognitives, les raisons de la procrastination générale apparaissent plus clairement. Elle n’est pas le résultat d’une absence d’émotions comme chez les patients du professeur Damásio. Elle est la conséquence du conflit entre deux séries d’émotions contradictoires : les émotions morales humanistes et les émotions primales individualistes.

Il ne peut y avoir de société sans règles communes sous-tendues par une morale consensuelle. Une autre forme de religion va se dessiner.

Les sociétés traditionnelles étaient des sociétés hétéronomes dans lesquelles l’individu, essentialisé, n’existait que par son appartenance à sa naissance à un groupe social et était entièrement déterminé dans sa vie par les us et coutumes applicables à ce groupe. L’humanisme a généré des sociétés autonomes, garantissant la liberté des individus et leur donnant la possibilité de s’émanciper et de progresser. Certes, en donnant la primauté à l’humain il a, par ignorance souvent, négligé la biosphère et permis sa destruction. Voulons-nous pour autant retourner à des sociétés hétéronomes autoritaires ?

La question essentielle pour chacun de nous et qui mettra fin, au moins individuellement, à notre procrastination est : dans quel type de société voulons nous vivre ?

Références

  1. António Damásio : « L’erreur de Descartes – La raison des émotions » – 1994. Edition française Odile Jacob.
  2. António Damásio : « L’autre moi-même – Les nouvelles cartes du cerveau, de la conscience et des émotions » – 1999 – Edition française Odile Jacob.
  3. Sciences Humaines – n°300 – Février 2018 – « Comment va le monde? Ce qui progresse. Ce qui régresse. Ce qui change »
  4. Stanislas Dehaene : « Le code de la conscience » – 2014 – Odile Jacob.
  5. Yuval Noah Harari, « Sapiens – Une brève histoire de l’humanité » – Albin Michel – 2015
  6. Image en tête de l’article : Isaac Cordal – « Follow the leaders » – Installation 2011 – Berlin, Allemagne

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