Nous percevons l’existant par l’intermédiaire de notre corps lequel nous permet également d’interagir avec cet existant. Un cheval, un chien, un oiseau, un papillon ou un humain ne perçoivent pas le même existant, n’interfèrent pas avec lui de la même façon parce qu’ils n’ont pas le même corps. Ils ne peuvent donc en aucun cas se construire la même représentation d’une réalité.
Les humains ont certes inventé nombre d’instruments pour prolonger leurs organes des sens. Nous pouvons ainsi capter les infrasons que perçoivent les cétacés et qu’ils utilisent pour communiquer, capter les ultra-sons utilisés par les chauves-souris pour « voir » leur environnement, mesurer le champ magnétique terrestre qu’utilisent certains oiseaux pour se guider, ou percevoir les infra-rouges qu’utilisent les animaux nocturnes… Mais, d’une part nous sommes obligés de faire une transcription de ces signaux dans une gamme compatible avec nos propres capteurs, et d’autre part nous interagissons à ces transcriptions avec un corps différent. Nul ne peut se représenter « quel effet cela fait d’être une chauve souris » (What is it like to be a bat?) pour paraphraser le titre du célèbre article de Thomas Nagel.
Si nous n’avons aucun moyen de savoir quelle impression cela fait d’être une chauve-souris, c’est avant tout parce que nous sommes loin d’être des chauves-souris (du fait notamment de la différence fondamentale entre nos appareils sensori-moteurs). Les expériences phénoménales d’une chauve-souris nous sont radicalement inaccessibles parce que notre type d’être, celui de l’espèce humaine, diffère de celui d’une chauve souris.
Thomas Nagel – What is like tot be a bat
Voilà qui pose la question de la distance entre la Réalité (avec une majuscule) et la représentation qu’en construit notre cerveau. Puisque différentes espèces « voient » différentes représentations d’une même Réalité c’est qu’aucune de ces représentations n’est totalement conforme à cette Réalité.
Et de fait les mécanismes de l’évolution et de la sélection des espèces sont parcimonieux. Ils ne nous ont pas dotés d’une inutile perception de LA Réalité dans son absolu. Ils nous ont plus simplement dotés de la capacité de construire une représentation de la Réalité suffisante pour la survie de l’espèce.
Ainsi notre cerveau nous donne l’illusion d’être dans un espace euclidien à trois dimensions. Au lieu de cela, il aurait pu par exemple nous situer dans l’espace des phases, si pratique pour les physiciens car il élimine le temps. Ou d’autres… Mais c’est l’espace positionnel à trois dimensions qui, dans un repère terrestre soumis à la pesanteur, convient le mieux aux humains car il permet, dans un univers aux interactions multiples, de cibler et d’anticiper de futures interactions par la proximité entre les objets. Les physiciens nous parlent, eux, d’un espace-temps à 4 dimensions, voire, pour les partisans de la Théorie des Cordes, d’un espace-temps à 11 dimensions, etc. Ce sont là des modèles explicatifs mathématiques. Il est probable que la Réalité, elle, n’ait pas de dimensions indépendantes du contexte.
Par ailleurs, la physique quantique nous enseigne aujourd’hui que cette table, ce livre, ce chat,… que nous pouvons toucher, ne sont que du vide tout comme nous-mêmes, un vide quantique fait d’énergie d’où émergent pour disparaître aussitôt particules et antiparticules virtuelles.
Dernier exemple : les couleurs, comme le goût du chocolat ou du café, sont de purs phénomènes émergents de notre conscience – ce que l’on appelle des qualia – faisant suite à la réception de photons ou de molécules odorifères par nos capteurs. (Voir encadré ci-après)
Les couleurs que nous croyons voir n’existent pas. Seuls existent des rayonnements électromagnétiques – des photons – de différentes fréquences. C’est notre cerveau qui crée les couleurs à partir des signaux électriques envoyés par des capteurs photosensibles – les cônes – de notre rétine. Chaque cône capte les photons d’une gamme de fréquences donnée et envoie un signal électrique correspondant à la quantité de photons ainsi reçue.
Les humains possèdent en général 3 types de cônes correspondant à trois bandes de fréquences qui se recoupent. Mais certains humains n’ont que deux types de cônes (par exemple les daltoniens). D’autres ont bien trois types de cônes mais ceux-ci ne sont pas exactement calés sur les mêmes fréquences, d’où une différence d’appréciation des nuances.
La plupart des mammifères n’ont que deux types de cônes. Mais les insectes, les reptiles et les oiseaux en ont 4. Les papillons et les pigeons en ont même 5. Leur cerveau invente-t-il plus de couleurs que le nôtre ? Des couleurs qu’il nous est impossible d’imaginer ?
(cf. Vision des couleurs — Wikipédia et Une vision des couleurs plus étendue)

Au cours de sa conférence, Donald Hoffman nous fournit avec la métaphore de l’ordinateur un moyen d’imager et de résumer notre propos en faisant le parallèle entre cet ordinateur et notre situation.
Sur l’ordinateur, ce que nous « voyons » sur l’écran, ce sont des représentations de la réalité – icônes de documents, d’applications, de dossiers, etc. – construites par la machine, laquelle n’envoie en fait que des pixels sur l’écran. Ces représentation nous permettent réellement d’interagir avec la machine pour ce qui nous concerne. Mais elles ne nous révèlent pour autant rien des mécanismes électroniques et informatiques de la dite machine.
De même l’existant nous envoie des perceptions à partir desquelles notre cerveau construit une représentation de la Réalité nous permettant d’interagir avec elle pour ce dont nous avons besoin. Mais cette représentation, pour autant, nous révèle très peu des mécanismes de la Réalité.

Ce que nous dit œuvre artistique ci-dessus, c’est que LA Réalité absolue, ne se manifeste pas à nous – n’existe pas. Existe – c’est à dire se manifeste à nous – la représentation de la Réalité construite par notre cerveau à partir de perceptions partielles.