Le film de notre conscience

Le film de la conscience

Définition empirique de la conscience

Il est des questions définitivement sans réponse dans le paradigme qui les a vu naître. Que l’on change de paradigme et ces questions disparaissent, non parce qu’une réponse leur y est trouvée mais parce qu’elles n’y ont plus de sens. La sempiternelle question de la conscience est de celles-là.

Ainsi désencombrons nous de toutes les assertions métaphysiques du concept de conscience (telles que l’âme, l’esprit, le moi, le soi, etc.) en adoptant sa définition empirique dans le paradigme matérialiste neuroscientifique :

Est conscient ce que l’on peut rapporter (relater).

C’est le critère dit de rapportabilité. Celui-ci permet l’étude scientifique expérimentale du conscient et du non conscient en corrélant les dires des sujets d’expérience avec les observations de l’imagerie cérébrale.

Le flux de nos pensées

Ce que nous pouvons auto constater : le film de la conscience

Définir le conscient par le critère de rapportabilité permet à tout un chacun d’être son propre sujet d’expérience et d’auto-analyser les caractéristiques du conscient (moyennant toutefois d’y porter une précision de discernement de l’ordre de la fraction de seconde). On pourra ainsi vérifier que :

A – La pensée consciente est une succession ininterrompue de courtes scénettes de quelques fractions de seconde chacune : le film de la conscience.

tiens, sympa ses lunettes ! – vous étiez en train d’écouter votre interlocuteur – il ne portait pas ces lunettes la dernière fois – remontent quelques souvenirs de cette rencontre – votre attention se porte soudain sur cet objet bizarre sur son bureau – « vous devriez racheter votre prêt » : la voix de votre interlocuteur vous a rappelé à elle – « oui, j’y avais pensé… » : vous vous entendez lui répondre – la conversation fait remonter des souvenirs à votre esprit – un bruit extérieur vient interrompre vos pensées – à travers la fenêtre, l’immeuble d’en face, maussade – vous vous tournez à nouveau vers votre interlocuteur – vos doigts se posent sur la vitre froide du bureau – votre estomac envoie un signal de faim – vous revenez vite à la conversation – survient le soudain rappel d’une course à faire tout à l’heure – vos jambes ont envie de bouger…

Le film de notre conscience
Le film de notre conscience

B – Un premier type de ces scénettes porte des perceptions sensorielles du moment : visions, sons, odeurs, touchers, goûts, sensations corporelles, émotions …

C – Le second type de ces scénettes porte des représentations virtuelles, souvenirs ou mises en scène du sujet dans des contextes tout aussi virtuels : celui-ci se voit agir, s’entend parler, s’entend penser sous forme d’un monologue interne. Ces scénettes sont plus nombreuses lors des phases de rêverie.

D – Les perceptions sensorielles sont extrêmement présentes subjectivement. Elles se distinguent des représentations virtuelles qui sont, elles, imprécises et évanescentes, le plus souvent sans couleurs ni sensations fortes.

E – Le contenu de chacune de ces scénettes est unitaire : il ne concerne qu’un seul sujet /objet /action /intervalle de temps, dépouillé des détails accessoires.

F – Leur succession n’est pas contrôlée consciemment.

Même si elles peuvent avoir une relation les unes avec les autres, elles semblent indépendantes et concurrentes entre elles. Quoi que nous fassions, quelle que soit l’importance de la tâche en cours, nous ne pouvons empêcher notre esprit d’être interrompu par diverses perceptions étrangères à celle-ci, ou de vagabonder l’espace de quelques fractions de seconde, le temps de se rappeler un impératif ou d’évoquer quelque souvenir accessoire.

De nombreux écrivains ont utilisé ce principe du flux de la conscience (voir Wikipédia – Monologue intérieur). En voici un exemple tiré de l’Ulysse de James Joyce , dans lequel Molly cherche le sommeil :

un quart après quelle heure surnaturelle je suppose qu’ils se lèvent juste en Chine maintenant en train de peigner leurs nattes pour la journée bien bientôt les nonnes sonnent l’angélus ils n’ont personne pour gâcher leur sommeil sauf un prêtre ou deux étranges pour son bureau de nuit le réveil à côté au cri de gueule claquant la cervelle hors de lui-même laissez-moi voir si je peux m’endormir 1 2 3 4 5 quel genre de fleurs sont-elles inventées comme les étoiles le papier peint de Lombard Street était beaucoup plus beau le tablier qu’il m’a donné était comme que quelque chose que je ne l’ai porté que deux fois mieux vaut baisser cette lampe et réessayer pour que je puisse me lever tôt

James Joyce – Ulysse

Ce que nous révèlent les neurosciences : l’horlogerie du film de la conscience

Le constat auto-analytique précédent est corroboré par les observations neuroscientifiques de l’imagerie cérébrale. Celle-ci a permis d’identifier huit réseaux fonctionnels, organisés en paires, et assurant une corrélation de l’activité cérébrale :

  • réseaux attentionnel dorsal (RAD) et du mode par défaut (RMD) qui revêtent dans notre discussion une importance particulière et dont nous allons parler)
  • réseaux fronto-pariétal (impliqué dans le traitement de niveau supérieur) et sensori-moteur (impliqué dans la sensation et le mouvement),
  • réseaux visuel (impliqué dans la vue) et ventral de l’attention (impliqué dans l’attention liée aux stimuli saillants),
  • et enfin les réseaux globaux de l’activation et de la désactivation (activité de l’ensemble du cerveau lui-même).

Ces réseaux sont corrélés entre eux. Et chaque paire est anti-corrélée, c’est à dire que les deux modes de chaque paire ne sont pas actifs simultanément. Bien que le rythme de commutation de chaque paire soit indépendant, l’ensemble parait donc synchronisé sur un rythme global commun.

Seuls deux des huit modes ou réseaux du cerveau sont corrélés à l’émergence des scénettes conscientes (ce qui au passage confirme que seule une petite partie de notre activité cérébrale est consciente). Ce sont :

  • le Réseau Attentionnel Dorsal (RAD)(DAN – Dorsal Attention Network) qui est corrélé à l’émergence des scénettes portant les perceptions sensorielles.
  • le Réseau du Mode par Défaut (RMD)(DMN – Default Mode Network) qui est corrélé à l’émergence des scénettes portant les représentations virtuelles.

Ces deux modes sont anti-corrélés, c’est à dire qu’ils sont activés en alternance. La commutation permanente de ces deux réseaux est d’ailleurs une condition médicale d’évaluation de l’état de conscience. Elle se traduit par l’alternance entre perceptions sensorielles et mises en scène virtuelles du film de la conscience, corroborant ainsi nos observations empiriques précédentes.

Références :

Le montage du film de la conscience

Une étude menée par des scientifiques du Brain Mind Institute de l’EPFL (Ecole Fédérale Polytechnique de Lausanne) et des Universités de Zurich et d’Ulm a montré que toute représentation consciente est précédée d’une période de préparation inconsciente pouvant aller jusqu’à 400 msec. Ce qui entraîne un affichage des représentations conscientes par tranches de temps, corroborant ainsi le tempo du film de la conscience.

L’ensemble du processus, du stimulus à la perception consciente, peut durer jusqu’à 400 millisecondes (image adaptée du communiqué de presse de l’EPFL)

Référence : How The Brain Produces Consciousness in Time Slices – Neuroscience News – 12 April 2016

Construction des scénettes du Réseau Attentionnel Dorsal (RAD) – (DAN – Dorsal Attention Network)

Le Réseau Attentionnel Dorsal (RAD) – (DAN – Dorsal Attention Network) assure la focalisation de l’attention sur un objet unique – événement, élément, action, etc. – et corrèle sur cet objet des traitements de filtrage, de mobilisation et d’intégration :

  • filtrage des seules informations pertinentes par rapport à l’objet de l’attention,
  • mobilisation des capacités cognitives et des souvenirs afférents à cet objet, et
  • intégration de ces informations en une scénette du film de la conscience, cohérente, compréhensive.

Il construit ainsi des expériences de vie conscientes se traduisant dans les scénettes réelles du film de la conscience.

Construction des scénettes du Réseau du Mode par Défaut (RMD) – (DMN – Default Mode Network)

Le Réseau du Mode par Défaut (RMD) – (DMN – Default Mode Network) assure la corrélation de constructions fictives à partir de la remémoration d’expériences de vie du sujet, et construit ainsi des expériences de vie fictionnelles se traduisant dans les scénettes fictionnelles du film de la conscience.

Ces constructions utilisent les mêmes processus que ceux ayant servi à la perception des scènes réelles. Et donc ces expériences fictionnelles sont semblables aux expériences réelles mais avec à la fois une moindre intensité, un moindre impératif, plus de liberté, du fait que le corps ne participe pas à l’expérience. Cette liberté d’imagination contribue à l’illusion du libre-arbitre. Mais le cerveau ne construit qu’à partir de ce qu’il a déjà en magasin ! Et les émotions – les marqueurs somatiques – sont indispensables à l’enregistrement des expériences.

Voir aussi cet article : Lionel Naccache : « Notre perception du monde est une construction active » – La Recherche 885 – Nov. 2020