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Conscience : ici, là et partout ?

Ceci est la traduction d’un article en anglais de Giulio Tononi (Département de psychiatrie, Université du Wisconsin, Madison WI, Etats-Unis) et de Christof Koch (Allen Institute for Brain Science, Seattle, WA, Etats-Unis), publié par The Royal Society le 19 mai 2015.
On retrouvera la publication originale ici : https://doi.org/10.1098/rstb.2014.0167

Giulio Tononi et Christof Koch
Date de publication :19 mai 2015https://doi.org/10.1098/rstb.2014.0167

Résumé

La science de la conscience a fait de grands progrès en se concentrant sur les corrélats comportementaux et neuronaux de l’expérience consciente. Cependant, bien que de tels corrélats aient joué un rôle importants dans ces progrès, ils s’avèrent insuffisants pour la compréhension des faits de base même, comme par exemple pourquoi le cortex cérébral donne naissance à la conscience mais pas le cervelet, bien que celui-ci ait encore plus de neurones et semble être tout aussi complexe. En outre, les corrélats sont de peu d’aide dans de nombreux cas où nous aimerions savoir si la conscience est présente : les patients à qui il ne reste que quelques îlots de cortex fonctionnel, les nourrissons prématurés, les espèces non-mammifères et les machines qui vont rapidement surpasser les humains pour conduire, reconnaître les visages et les objets, et répondre à des questions difficiles. Pour résoudre ces problèmes, nous avons besoin non seulement de plus de données, mais aussi d’une théorie de la conscience, une théorie qui nous dise ce qu’est l’expérience de la conscience et quel type de systèmes physiques peuvent l’avoir. C’est ce à quoi s’emploie la Théorie de l’Information Intégrée (TII – IIT en anglais – NdT) en partant de l’expérience elle-même à travers cinq axiomes phénoménologiques : existence intrinsèque, composition, information, intégration et exclusion. De ceux-ci, elle dérive cinq postulats sur les propriétés requises de la part de mécanismes physiques pour porter la conscience. La théorie fournit un compte rendu fondé sur des principes de quantité et de qualité d’une expérience consciente individuelle (un quale), et un calcul pour évaluer si un système physique particulier est conscient ou non et de quoi. En outre, la TII peut expliquer une gamme de résultats cliniques et de laboratoire, faire un certain nombre de prédictions vérifiables et extrapoler à un certain nombre de conditions problématiques. La théorie soutient que la conscience est une propriété fondamentale possédée par des systèmes physiques ayant des propriétés causales spécifiques. Elle prédit que la conscience est graduelle, qu’elle est commune à tous les organismes biologiques et qu’elle peut se produire dans certains systèmes très simples. Inversement, elle prédit que les réseaux non rétroactifs, même complexes, ne sont pas conscients, pas plus que les agrégats tels que les groupes d’individus ou les tas de sable. De plus, contrairement aux croyances fonctionnalistes répandues, la TII implique que les ordinateurs numériques, même ceux ayant un comportement fonctionnellement équivalent au nôtre, et même ceux exécutant des simulations fidèles du cerveau humain, auraient un niveau de conscience proche de zéro.

1. Conscience : ici, là et partout ?

Je sais que je suis conscient : je vois, j’entends, je ressens quelque chose ici,dans ma propre tête. Mais la conscience — l’expérience subjective — existe-t-elle aussi là, non seulement dans la tête des autres, mais aussi dans la tête des animaux ? Et peut-être même partout, envahissant le cosmos, comme dans les vieilles traditions panpsychistes et dans la chanson des Beatles ? Bien que ce genre de questions puisse sembler scientifiquement inapproprié, nous soutenons ci-dessous qu’elles peuvent être abordées d’une manière fondée sur des principes et des vérifications par expérimentations. En outre, l’obtention d’une réponse est urgente, non seulement en raison de cas cliniques difficiles et de nos interactions avec d’autres espèces, mais aussi en raison de l’avènement de machines qui sont près de passer le test de Turing – ordinateurs programmés pour effectuer de nombreuses tâches aussi bien que nous, et souvent beaucoup mieux que certains patients atteints de lésions cérébrales.

2. Ici

Que je sois conscient, ici et maintenant, est le seul fait dont je sois absolument certain — tout le reste n’est que conjecture. C’est, bien sûr, l’essence de la déduction la plus célèbre de la pensée occidentale, le Je pense donc je suis de Descartes. Tout le reste — ce que je pense savoir sur mon corps, sur les autres, les chiens, les arbres, les montagnes et les étoiles, est inférentiel. C’est une inférence raisonnable, corroborée d’abord par les croyances de mes semblables humains, puis par les méthodes intersubjectives de la science. Pourtant, la conscience elle-même – le fait central de l’existence – est toujours en quête d’une explication rationnelle.

Les deux derniers siècles d’études cliniques et de laboratoire ont révélé une relation intime entre l’esprit conscient et le cerveau, mais la nature exacte de cette relation reste insaisissable. Pourquoi la conscience est elle associée au cerveau, mais pas au foie ou au cœur, comme le croyaient les cultures précédentes ? Pourquoi à certaines parties du cerveau et pas à d’autres ? Pourquoi y a-t-il perte de conscience durant certaines phases du sommeil ? Pourquoi le rouge ressemble-t-il au rouge et non au son d’un violon ? La conscience n’est-elle qu’un épiphénomène, ou a-t-elle une fonction ? Les ordinateurs peuvent-ils être conscients ? Un système pourrait-il se comporter comme nous et pourtant être dépourvu de conscience, tel un zombie ? De telles questions semblent résister à l’approche empirique et réductionniste ayant connu tant de succès pour d’autres aspects du monde naturel. Néanmoins, grâce aux progrès expérimentaux et théoriques des dernières décennies [1 à 5], nous sommes en meilleure position pour comprendre quels systèmes peuvent être conscients et dans quelles conditions. Cela signifie que l’étude de la conscience est en train de devenir une science. Ce faisant, elle laisse de côté le dicton défaitiste du physiologiste Emil du Bois-Reymond, ignoramus et ignorabimus (nous ne savons pas et ne saurons jamais), épousant plutôt la maxime optimiste du mathématicien David Hilbert, Wir mussen wissen wir werden wissen (nous devons savoir et nous le saurons).

3. Là

Nous accordons habituellement aux autres une conscience – pareille à celle que nous expérimentons intimement dans notre propre esprit -– s’ils peuvent nous dire ce qu’ils ressentent, ou s’ils nous ressemblent et se comportent plus ou moins comme nous. Nous sommes cependant plus réticents à accorder une conscience à ceux qui ne peuvent pas parler de leurs expériences, comme les nourrissons ou les patients gravement blessés au cerveau. Beaucoup supposent que les animaux plus apparentés à l’homo sapiens — les singes et autres primates — sont conscients, bien que probablement moins que nous, en raison des similitudes de leur comportement et de leur cerveau. Mais faut-il attribuer une conscience à tous les mammifères,Note_1 à tous les vertébrés, aux invertébrés tels que les céphalopodes et les abeilles ou même à tous les animaux multicellulaires ? Qu’en est-il des organoïdes cultivés qui imitent l’organisation cellulaire du cerveau humain en développement [8] ? Et enfin, qu’en est-il des machines sophistiquées qui exécutent des logiciels conçus pour remplacer les humains conscients dans de nombreuses tâches complexes ?

a) Les corrélats comportementaux entre conscience et déclaration

Traditionnellement, nous évaluons la conscience en observant le comportement (figure 1a). Si quelqu’un est éveillé et agit de façon significative, nous avons peu de doutes qu’il ne soit conscient. S’il parle, et surtout s’il peut répondre à des questions sur ce dont il est conscient, nous en sommes alors pleinement confiants. En laboratoire, la capacité à rapporter ses expériences est devenue l’étalon-or pour juger de la présence de la conscience. La déclaration est souvent réduite à un choix forcé binaire, dans lequel le sujet appuie sur l’un des deux boutons «vu» / «pas vu», ou «visage en colère» / «visage heureux». On peut aussi demander à des sujets dans quelle mesure ils sont confiants dans leurs jugements (cote de confiance [10]), leur demander de décrire plus en détail leurs expériences (échelle de conscience perceptuelle [11,12]) ou les amener à produire une justification pondérée après chaque réponse (pari post-décision [13]). Ces types de rapports métacognitifs et de confiance corrélative peuvent également être obtenus à partir de singes dressés ou d’autres animaux, et avec tellement de similitudes avec nos propres résultats qu’il y a peu de doutes quant à la présence de conscience chez ces animaux [14,15] (mais voir [16]).

Les corrélats comportementaux et neuronaux de la conscience
Figure 1. Les corrélats comportementaux (BCC – Behavioural Correlates of Consciousness – NdT) et neuronaux (NCC – Neural Correlates of Consciousness – NdT) de la conscience. La ligne du haut montre le diagramme schématique d’une expérience de rivalité binoculaire (avec la permission de Naotsugu Tsuchiya et Olivia Carter). Une grille rouge horizontale est présentée à l’œil gauche et une grille verte verticale à l’œil droit tout au long de l’expérience. Le sujet ne voit pas une juxtaposition des deux stimuli, mais perçoit soit la grille rouge, soit la grille verte, basculant de l’une à l’autre toutes les quelques secondes. Même si les stimuli ne changent pas, ce que le sujet voit consciemment par contre change, comme en atteste son rapport. La ligne du bas montre les résultats d’une expérience utilisant la magnétoencéphalographie (MEG), dans laquelle la grille rouge a clignoté à une fréquence et la verte à une autre. Le jaune indique les zones du cortex (vu du dessus) qui avaient plus de puissance à la fréquence de la grille rouge lorsqu’elle était perçue que quand elle ne l’était pas. Les lignes cyans indiquent la cohérence accrue (synchronisation) entre les régions éloignées du cerveau associées à la perception de la grille (à partir de [9]).

Mais un comportement peut être trompeur: une personne peut parler voire marcher en dormant, mais il est assez douteux qu’elle éprouve quelque chose. Ou une personne peut être endormie, immobile, silencieuse et insensible, mais rêver d’un environnement imaginaire dont elle sera très consciente. Dans de tels cas, la déclarabilité peut être utilisée comme preuve rétrospective de la conscience, en réveillant le dormeur pour obtenir un «rapport de rêve». Cependant l’obligation de rendre compte peut aussi être problématique. Puisqu’à l’évidence nous faisons l’expérience de choses pendant les rêves, que nous soyons réveillés ou non pour les rapporter, nous devrions accepter la possibilité que, dans certaines situations, la conscience puisse être présente même si elle n’est pas rapportée [17,18]. De plus, le fait d’insister sur l’obligation de déclarer élève le langage à un rôle de faiseur de rois, ce qui rend problématique l’inférence de conscience chez les nourrissons non verbaux, les bébés prématurés, les fœtus ou les animaux.Note_2 De toute évidence, si nous voulons comprendre ce qui se passe réellement, nous devons également étudier les mécanismes cérébraux qui sous-tendent la conscience.

b) Corrélats Neuronaux de la Conscience

Les Corrélats Neuronaux de la Conscience (NCC – Neural Correlations of Consciousness – NdT) ont été définis comme les mécanismes neuronaux minimaux conjointement suffisants pour toute perception, pensée ou mémoire conscientes, dans les mêmes conditions de base (figure 1b) [1 ,23,24]. Ces dernières sont les facteurs habilitants proches ou distants devant être présents pour que toute expérience consciente se produise – le coeur doit battre et alimenter le cerveau avec du sang oxygéné, divers noyaux dans la formation réticulaire du cerveau moyen et le tronc cérébral doivent être actifs [25à27], la libération cholinergique doit se produire dans le complexe cortico-thalamique [28] et ainsi de suite.

Chaque expérience aura son Corrélat Neuronal de la Conscience (NCC) associé : l’un pour la vision d’une tache rouge, un autre pour la perception d’un son aigu. Induire ces corrélats en manipulant les populations neuronales pertinentes par stimulation magnétique, optogénétique ou autres moyens provoquera la perception consciente correspondante. Interférer avec ces corrélats en désactivant les circuits neuronaux sous-jacents éliminera la perception.

Les Corrélats Neuronaux de la Conscience (NCC) sont généralement évalués en déterminant quels aspects de la fonction neuronale changent selon qu’un sujet est conscient ou non, comme établi par les rapports comportementaux. Cela peut être fait en considérant un changement global du niveau de conscience, comme lorsque la conscience disparaît pendant le sommeil profond ou lors d’une anesthésie générale [29,30]. Ou cela peut aussi être fait en considérant les changements dans un contenu particulier de la conscience, comme lorsque la conscience par un sujet d’un stimulus particulier est expérimentalement manipulée («vu» / «pas vu» [31,32]). Dans les expériences contrôlées de manière optimale, le stimulus et le rapport comportemental (tel qu’une pression sur un bouton) sont maintenus constants tandis que le sujet parfois perçoit et parfois ne perçoit pas [3,33,34]. Une fois qu’un corrélat (NCC) particulier a été suffisamment validé, il peut être utilisé pour être extrapolé sur des situations dans lesquelles les rapports ne sont pas disponibles. L’imagerie cérébrale fonctionnelle dans les scanners magnétiques et les enregistrements de l’électroencéphalographie à haute densité (EEG) provenant de l’extérieur du crâne ont été utilisés pour traquer les empreintes de conscience dans le cerveau d’observateurs adultes en bonne santé. Les aspects les plus représentés comprennent une forte activation des corticales fronto-pariétales de haut niveau (figure 1b), une activité électrique à haute fréquence dans la gamme gamma (35-80 Hz), et l’apparition d’un événement EEG connu sous le nom d’onde P300 [1, 3,29]. Cependant, il n’y a toujours pas de consensus sur la question de savoir si l’un ou l’autre de ces signes peut être traité comme une « signature » fiable de la conscience. En particulier, il peut y avoir conscience sans participation du cortex frontal [35 à 37], activité gamma sans conscience [38], comme pendant l’anesthésie [39,40], et conscience sans un P300 frontal, par exemple pendant le rêve du sommeil [41,42]. En outre, il est probable que bon nombre des signatures proposées comme corrélats (NCC) possibles soient en fait des corrélats de l’activité neuronale nécessaire pour rechercher une perception consciente [43,44], ou pour fournir le rapport d’une perception consciente [ 36,37,44], plutôt que celle correspondant à une expérience. Un défi majeur consiste à maintenir des fonctions cognitives constantes telles que l’attention sélective, la mémoire, la prise de décision et la surveillance des tâches, afin d’isoler le substrat « nu » de la conscience au niveau neuronal [45,46]. Enfin, les corrélats (NCC) obtenus chez les adultes en bonne santé peuvent ou non s’appliquer aux patients ayant subi des lésions cérébrales, aux nourrissons, aux animaux très différents de nous, sans parler des machines (figure 2).

6 cas de conscience problématiques
Figure 2. Six cas où il devient de plus en plus difficile d’inférer l’existence de la conscience, puisque le répertoire comportemental et les mécanismes sous-jacents (cerveaux) diffèrent considérablement de ceux des personnes typiques capables de parler de leurs expériences (figure 1).

c) Patients et nourrissons

Les patients présentant des lésions corticales ou thalamiques étendues posent un défi poignant. Le personnel des salles d’urgence évalue rapidement la gravité d’un traumatisme crânien d’après le comportement en attribuant un numéro aux fonctions auditives, visuelles, verbales et motrices d’un patient ainsi qu’au niveau de communication et d’excitation. Divers corrélats (NCC), comme la présence d’une onde P300 en réponse à un stimulus non standard, sont de plus en plus utilisés pour compléter l’évaluation comportementale et parfois modifier le diagnostic. Dans certains cas, le corrélat (NCC) peut être décisif. Ainsi, si un patient muet et immobile peut néanmoins répondre aux commandes en activant de manière appropriée certaines zones du cerveau, il est juste de conclure qu’il est consciente [47]. Pourtant, la plupart des « signatures » proposées de la conscience sont inadéquates. Par exemple, l’onde P300 est absente chez de nombreux patients à conscience minimale et même chez certains patients atteints de lésions cérébrales mais qui peuvent communiquer [48]. Et que penser des patients chez qui, au milieu de la destruction et de l’inactivité généralisées, une ou quelques zones corticales isolées peuvent montrer des signes d’activation métabolique et de «marqueurs» électrophysiologiques de la conscience [49] ? Un îlot de tissu cérébral fonctionnel suffit-il pour générer une forme de conscience limitée, à peut-être seulement la conscience du son ou de la douleur ? En d’autres termes, qu’est-ce que c’est que d’être un îlot cérébral, si tant est que l’on ressente la moindre chose ? Et quelle taille l’îlot doit-il avoir pour se qualifier ?

Dans le même ordre d’idées, qu’est-ce que c’est que d’être un nouveau-né avec un cerveau immature et une connectivité restreinte entre les structures corticales [50] ? Encore une fois, l’examen des corrélats (NCC) peut être utile : par exemple, une onde ressemblant à l’onde P300 a été signalée chez les nourrissons de six à 16 mois, bien que plus faible, plus variable et plus retardée que chez les adultes [51]. Mais cela signifie-t-il que les nouveau-nés et les bébés prématurés ou même les fœtus ne vivent aucune expérience parce qu’ils ne présentent pas de P300 ?

d) Animaux

Le problème devient encore plus aigu lorsque l’on se tourne vers d’autres espèces. L’étude de la conscience dans la nature a été entravée pendant des siècles par une forte croyance en l’exceptionnalisme humain. Pourtant, la diversité et la complexité du comportement animal ont mis fin à cette croyance, du moins chez les biologistes. C’est particulièrement vrai pour les mammifères. Dans les tâches psychophysiques impliquant de simples pressions sur des boutons, les singes macaques entraînés agissent de façon très similaire aux volontaires humains, y compris la signalisation de quand ils ne voient rien [14]. La reconnaissance visuelle de soi, la métacognition (connaître son esprit), la théorie de l’esprit, l’empathie et la planification à long terme ont toutes été démontrées chez les primates, les rongeurs et chez d’autres ordres [52].

Il est également difficile de trouver quoi que ce soit d’exceptionnel dans le cerveau humain [53]. Ses gènes constitutifs, synapses, neurones et autres cellules sont similaires à ceux que l’on trouve chez de nombreuses autres espèces. Même sa taille n’est pas si spéciale, car les éléphants, les dauphins et les baleines ont un cerveau encore plus gros[54]. Seul un neuroanatomiste expert, armé d’un microscope, peut distinguer un morceau de néocortex de souris de la taille d’un grain de celui d’un singe ou d’un humain. Les biologistes soulignent cette continuité structurelle et comportementale en distinguant les animaux non humains des animaux humains [55]. Compte tenu de cette continuité, il semble injustifié de prétendre qu’une seule espèce aurait une conscience et que toutes les autres en seraient dépourvues, seraient des zombies. Il est beaucoup plus probable que tous les mammifères aient au moins quelque expérience consciente, puissent entendre les sons et voir les curiosités de la vie.

En considérant les espèces progressivement plus éloignées de l’Homo sapiens en termes évolutifs et neuronaux, il devient plus difficile de plaider en faveur de la présence de conscience. Deux observations, l’une portant sur la complexité du comportement et l’autre sur la complexité du système nerveux sous-jacent, sont essentielles.
Premièrement, les corbeaux, les corneilles, les pies, les perroquets et autres oiseaux, les thons, les cœlacanthes et autres poissons, les poulpes et autres céphalopodes, les abeilles et autres membres de la vaste classe des insectes sont tous capables de comportements sophistiqués, appris, non stéréotypés que nous associons habituellement à la conscience lorsqu’ils sont effectués par des humains [56 à 58]. Darwin lui-même s’est mis en route « pour savoir jusqu’où les vers agissaient consciemment » et a conclu qu’il n’y avait pas de seuil absolu entre les animaux « inférieurs » et « supérieurs », y compris les humains, qui permettrait d’attribuer des pouvoirs mentaux plus élevés aux uns plutôt qu’aux autres [59]. Deuxièmement, les systèmes nerveux de ces espèces présentent une grande complexité mal comprise. L’abeille contient environ 800 000 cellules nerveuses dont l’hétérogénéité morphologique et électrique rivalise avec celle de tout neurone néocortical humain. Ces cellules sont assemblées dans des circuits de rétroaction hautement non linéaires dont la densité est jusqu’à dix fois supérieure à celle du néocortex [60]. Ainsi, les signatures neuronales de la conscience ayant une certaine validité chez l’humain et d’autres mammifères peuvent ne pas s’appliquer du tout aux invertébrés.

D’autre part, les leçons tirées de l’étude des corrélats comportementaux (BCC) et neuronaux (NCC) de la conscience chez les humains doivent nous inciter à la prudence quant à en inférer la présence de la conscience chez des créatures très différentes de nous, indépendamment de la sophistication de leur comportement et de la complexité de leur cerveau. Les humains peuvent adopter des comportements complexes — reconnaître si une scène est congrue ou incongrue, contrôler la distance, l’orientation et la force du doigt pour saisir un objet, faire des calculs arithmétiques simples, détecter le sens des mots ou dactylographier rapidement sur un clavier — de manière apparemment inconsciente [61 à 66]. Quand une abeille navigue dans un labyrinthe, le fait-elle comme lorsque nous délibérons consciemment s’il faut tourner à droite ou à gauche, ou plutôt comme lorsque nous tapons sur un clavier? De même, considérons qu’une structure neuronale extraordinairement compliquée de notre cerveau, en l’occurrence le cervelet qui abrite 69 des 86 milliards de cellules nerveuses qui composent le cerveau humain [54], n’a apparemment pas grand-chose à voir avec la conscience. Les patients qui perdent une partie ou la quasi-totalité de leur cervelet en raison d’un accident vasculaire cérébral ou d’un autre traumatisme présentent une ataxie, des troubles de la parole et une démarche instable [67] mais ne se plaignent pas d’une perte ou d’une diminution de la conscience. Le complexe cérébral central de l’abeille ressemble-t-il davantage au cervelet ou au cortex cérébral en ce qui concerne l’expérience consciente? Ainsi, la mesure selon laquelle les espèces non-mammifères partagent avec nous le don de l’expérience subjective reste difficile à comprendre.Note_3

e) Machines

Les difficultés à attribuer une sensibilité deviennent encore plus évidentes lorsqu’on considère les ordinateurs numériques. Leur architecture et leur provenance sont radicalement différentes de celles des organismes biologiques façonnés par la sélection naturelle. En raison de la diminution constante de la taille des transistors au cours des 50 dernières années et de l’augmentation exponentielle concomitante de la puissance de calcul et de la capacité de mémoire, les ordinateurs actuels exécutant des algorithmes appropriés nous surpassent dans de nombreuses tâches que l’on croyait être la seule prérogative de l’esprit humain. Parmi les exemples les plus marquants, citons Deep Blue d’IBM qui a battu le maître mondial des échecs en 1997 ; un autre ordinateur d’IBM, Watson, qui peut répondre aux questions posées oralement en anglais et a remporté le quiz Show Jeopardy en 2011; les téléphones intelligents qui répondent aux questions par la parole ; les voitures sans conducteur de Google qui ont parcouru plus d’un demi-million de kilomètres sur des routes ouvertes ; et des algorithmes de reconnaissance automatique du visage dans des applications de sécurité ou commerciales [68]. Les personnes qui jouent aux échecs, fournissent des réponses significatives aux questions, conduisent une voiture ou reconnaissent un visage sont supposées être conscientes. Mais devrions nous en dire autant de ces créatures numériques ?

4. Théorie de l’Information Intégrée

De toute évidence, au fur et à mesure que nous nous écartons de l’espèce humaine, les corrélats comportementaux (BCC) et neuronaux (NCC) deviennent de moins en moins pertinents pour établir la présence de la conscience. Même dans le cerveau humain normal, il faut comprendre pourquoi et comment certaines structures sont associées à l’expérience consciente (le cortex cérébral ou, éventuellement, le claustrum [69,70]) alors que d’autres ne le sont pas (le cervelet), et pourquoi elles le sont dans certaines conditions (éveil, rêves) et pas dans d’autres (sommeil profond, convulsions). Certains philosophes ont affirmé que le problème d’expliquer comment la matière peut donner naissance à la conscience pourra nous échapper à jamais, le surnommant le problème difficile [7173]. En effet, tant que l’on part du cerveau et que l’on se demande comment il pourrait éventuellement donner lieu à de l’expérience consciente, essayant en fait ainsi de «distiller» l’esprit hors de la matière [74], le problème peut non seulement être difficile, mais presque insoluble. Mais les choses peuvent être moins difficiles si l’on adopte l’approche inverse : à savoir partir de la conscience elle-même, en identifiant ses propriétés essentielles, puis se demander ensuite quels types de mécanismes physiques pourraient éventuellement les accomplir. C’est l’approche adoptée par la Théorie Intégrée de l’Information (IIT) [75 à 79], un cadre formel et quantitatif évolutif qui fournit une explication raisonnée de ce qu’il faut pour que la conscience apparaisse, offre une explication parcimonieuse des preuves empiriques, fait des prédictions vérifiables et permet des inférences et des extrapolations (tableau 1).Note_4

Tableau 1.

Quelques termes utilisés dans la Théorie Intégrée de l’Information (IIT).

Axiomes. Propriétés de la conscience qui sont prises comme évidentes. Les seules vérités dont, suivant en cela Descartes, on ne peut douter et qui n’ont pas besoin de preuves. Il s’agit de l’existence intrinsèque, de la composition, de l’information, de l’intégration et de l’exclusion (figure 3, à gauche).
Postulats. Hypothèses, dérivées d’axiomes, sur les substrats physiques de la conscience (les mécanismes doivent avoir un pouvoir de cause à effet, être irréductibles, etc.), qui peuvent être formalisés et constituer la base du cadre mathématique de l’IIT. Il n’est pas encore prouvé si la cartographie des axiomes aux postulats est unique. Il y a cinq postulats, correspondant aux cinq axiomes (figure 3, droite).
Élément. Un composant minimal d’un système, par exemple, un neurone dans le cerveau ou une porte logique dans un ordinateur, ayant au moins deux états, des entrées qui peuvent affecter les états et les sorties qui en dépendent. Strictement parlant, ces éléments sont des macro-éléments constitués de micro-éléments tels que les molécules, lesquels sont constitués à leur tour d’atomes et ainsi de suite. L’IIT prédit que, si les neurones sont les éléments pertinents pour la conscience, la puissance intrinsèque de cause à effet dans le système doit être la plus élevée au niveau de ces macro-éléments plutôt qu’au niveau des microéléments constituants [79].
Mécanisme. Tout sous-ensemble d’éléments dans un système, premier et supérieur, y compris le système lui-même, et qui a une puissance de cause à effet dans le système.
Répertoire cause-effet. La répartition probable des états passés et futurs potentiels d’un système tel qu’il est éclairé par un mécanisme dans son état actuel.
Informations intégrées (φ). Informations spécifiées par un mécanisme au-delà des informations spécifiées par ses parties (minimales). φ mesure l’intégration ou l’irréductibilité du répertoire de cause à effet spécifié par un mécanisme.
MIP(partition d’information minimale). La partition qui fait la moindre différence, c’est-à-dire la partition minimale de « différence ».
Complexe. Un ensemble d’éléments au sein d’un système qui spécifie un maximum local d’informations conceptuelles intégrées ϕmax. Seul un complexe existe en tant qu’entité de son propre point de vue intrinsèque.
Concept. Un mécanisme et le répertoire de cause à effet maximal irréductible qu’il spécifie, avec sa valeur associée d’information intégrée φmax. Le concept exprime le pouvoir de cause à effet d’un mécanisme au sein d’un complexe.
Structure conceptuelle. L’ensemble de tous les concepts spécifiés par un système φmax valeurs, qui peuvent être tracées comme une constellation de concepts dans l’espace de cause à effet.
Espace d’effet de cause (ou espace qualia). Un espace de haute dimension avec un axe pour chaque état passé et futur possible du système dans lequel une structure conceptuelle peut être représentée.
Information conceptuelle intégrée (ϕ). Information conceptuelle spécifiée par un système au-delà de l’information conceptuelle spécifiée par ses parties (minimales). ϕ mesure l’intégration intrinsèque ou l’irréductibilité d’une constellation de concepts (intégration au niveau du système), un nombre non négatif.
Quale. Une structure conceptuelle spécifiée par un complexe dans un état au maximum irréductible intrinsèquement (synonyme de constellation dans l’espace qualia).

a) Axiomes : propriétés phénoménologiques essentielles de la conscience

Prenant la conscience comme élément premier, l’IIT identifie d’abord les axiomes de l’expérience consciente (figure 3, à gauche) puis en dérive un ensemble de postulats correspondants (figure 3, à droite) concernant son substrat physique [77, 80]. Les axiomes de l’IIT sont des hypothèses sur notre propre expérience et qui deviennent le point de départ de la théorie. Idéalement, les axiomes doivent être essentiels (s’appliquer à toutes les expériences), complets (inclure toutes les propriétés essentielles partagées par chaque expérience), cohérents (ne pas présenter de contradictions) et indépendants (non dérivés les uns des autres). La question de savoir si l’ensemble actuel des cinq axiomes est vraiment valide, complet et indépendant reste ouverte.5 Les cinq axiomes sont l’existence intrinsèque, la composition, l’information, l’intégration et l’exclusion.

Axiomes et postulats de l'IIT
Figure 3. Axiomes et postulats de la Théorie de l’Information Intégrée (IIT). L’illustration est une version colorisée de « View from the left eye » d’Ernst Mach [84]. Voir aussi les mécanismes de la figure 4.

(i) Existence intrinsèque

La conscience existe : mon expérience est vraie. En effet, que mon expérience ici et maintenant existe – qu’elle soit réelle ou virtuelle – est le seul fait dont je sois immédiatement et absolument certain, comme l’a réalisé Descartes il y a quatre siècles. De plus, mon expérience existe de son point de vue intrinsèque, indépendamment des observateurs externes.

(ii) Composition

La conscience est structurée : chaque expérience est composée de nombreuses distinctions phénoménologiques, élémentaires ou d’ordre supérieur, qui existent également. Je peux par exemple, dans la même expérience, distinguer un livre, une couleur bleue, un livre bleu et ainsi de suite.

(iii) Information

La conscience est spécifique : chaque expérience est la manière particulière dont elle est — elle est composée d’un ensemble spécifique de distinctions phénoménologiques spécifiques — se différenciant ainsi des autres expériences possibles (différenciation). Ainsi, une expérience de pure obscurité et de silence est ce qu’elle est parce que, entre autres choses, elle n’est pas remplie de lumière et de son, de couleurs et de formes, il n’y a pas de livres, pas de livres bleus et ainsi de suite. Et étant de cette façon, elle diffère nécessairement d’un grand nombre d’expériences alternatives que je pourrais avoir. Il suffit de considérer toutes les images de tous les films possibles : les perceptions visuelles associées ne seront qu’un petit sous-ensemble de toutes les expériences possibles.

(iv) Intégration

La conscience est unifiée : chaque expérience est irréductible aux sous-ensembles non interdépendants des distinctions phénoménologiques. Ainsi, je vis toute une scène visuelle et non le côté gauche du champ visuel indépendamment du côté droit (et vice versa). Par exemple, l’expérience de voir écrit au milieu d’une page blanche l’expression «LUNE DE MIEL» est irréductible à la somme d’une expérience consistant à voir «LUNE» sur la gauche plus une expérience consistant à voir «DE MIEL» sur la droite. De même, voir un livre bleu est irréductible à voir un livre gris plus la couleur bleu désincarnée.

(v) Exclusion

La conscience est définie, dans son contenu et sa granularité spatio-temporelle : chaque expérience inclut l’ensemble des distinctions phénomènologiques qu’elle a, ni plus (un super-ensemble) ni moins (un sous-ensemble), et elle s’écoule à sa vitesse, ni plus vite ni plus lentement. Ainsi si mon expérience est de voir un corps sur un lit dans une chambre à coucher, une bibliothèque avec des livres, dont l’un est un livre bleu, alors je ne peux pas avoir une expérience avec moins de contenu, c’est à dire sans les distinctions phénoménologiques bleu / pas bleu , ou couleur / pas de couleur ; je ne peux non plus avoir une expérience avec plus de contenu, c’est à dire avec une distinction phénoménologique supplémentaire qui serait haute / basse pression artérielle. De même, mon expérience s’écoule à une vitesse particulière, chaque expérience englobant une centaine de millisecondes ou plus, mais je n’ai pas d’expérience qui n’engloberait que quelques millisecondes ou plutôt des minutes ou des heures.

b) Postulats : propriétés que les mécanismes physiques doivent avoir pour soutenir la conscience

En parallèle avec ces axiomes qui capturent les propriétés essentielles de chaque expérience consciente, l’IIT propose un ensemble de postulats concernant les exigences qui doivent être satisfaites par tout système physique pour rendre compte de l’expérience (figure 3, à droite). Pour simplifier, les systèmes physiques sont considérés comme des éléments dans un état, tels que les neurones ou les portes logiques qui sont soit ON soit OFF. Tout ce qu’il faut, c’est que ces éléments aient deux ou plusieurs états internes, des entrées qui peuvent influencer ces états d’une certaine manière et des sorties qui dépendent à leur tour de ces états.

(i) Existence intrinsèque

Un système de mécanismes dans un état doit exister intrinsèquement. Plus précisément, pour exister, il doit avoir un pouvoir cause-effet, car il est inutile de supposer que quelque chose existe si rien ne peut l’influencer, ou si elle ne peut influencer quoi que ce soit [88Note_6. En outre, pour exister de sa propre perspective intrinsèque, indépendamment des observateurs externes, elle doit avoir un pouvoir cause-effet sur elle-même, indépendamment des facteurs extrinsèques (figure 3, existence intrinsèque). Le pouvoir cause-effet peut être établi en considérant un espace de causalité avec un axe pour chaque état possible du système dans le passé (causes) et dans le futur (effets). Dans cet espace, il suffit de démontrer qu’une «intervention» qui placerait le système dans un certain état initial, tout en conservant l’état des éléments extérieurs au système (conditions de base), peut conduire de manière non aléatoire à son état actuel (cause) ; inversement, le positionnement du système sur son état actuel devrait conduire, de manière non aléatoire, à un autre état (effet).

(ii) Composition

Le système doit être structuré : les sous-ensembles des mécanismes élémentaires du système, composés en diverses combinaisons, ont également un pouvoir cause-effet au sein du système. Ainsi, si un système ABC comprend les éléments A, B et C (figure 3, composition), tout sous-ensemble d’éléments, y compris A, B, C; AB, AC, BC, ainsi que l’ensemble du système ABC, peut constituer un mécanisme ayant un pouvoir cause-effet. La composition permet aux mécanismes élémentaires (de premier ordre) de former des mécanismes d’ordre supérieur distincts, et aux mécanismes multiples de former une structure.

(iii) Information

Le système doit spécifier une structure cause-effet qui soit la façon particulière dont il est : un ensemble spécifique de répertoires cause-effet spécifiques, différents des autres répertoires possibles (différenciation). Un répertoire cause-effet caractérise pleinement le pouvoir cause-effet d’un mécanisme au sein d’un système en rendant explicites toutes ses propriétés cause-effet. Il peut être déterminé en perturbant le système de toutes les façons possibles pour évaluer comment un mécanisme dans son état actuel influence la probabilité des états passés et futurs du système. Ensemble, les répertoires cause-effet spécifiés par chaque composition d’éléments d’un système spécifient une structure cause-effet. Prenons par exemple, dans le système ABC (figure 3, information), le mécanisme mis en œuvre par l’élément C, une porte XOR avec deux entrées (A et B) et deux sorties (la porte OR A et la porte AND B). Si C est OFF, son répertoire de causes spécifie que, à l’étape de temps précédente, A et B doivent avoir été soit dans l’état OFF-OFF soit dans l’état ON-ON, plutôt que dans les deux autres états possibles (OFF-ON ou ON-OFF); et son répertoire d’effets spécifie que la prochaine étape B devra être OFF, plutôt que ON. Son répertoire cause-effet est spécifique : il serait différent si l’état de C était différent (ON), ou si C était un mécanisme différent (par exemple, une porte AND). Des considérations similaires s’appliquent à tous les autres mécanismes du système, mis en œuvre par différentes compositions d’éléments. Ainsi, le répertoire cause-effet spécifie le plein pouvoir cause-effet d’un mécanisme dans un état particulier, et la structure cause-effet spécifie le plein pouvoir cause-effet d’un système de mécanismes.

Notons que la notion d’information dans l’IIT diffère sensiblement de celle de la théorie de la communication ou du langage commun, mais qu’elle est fidèle à son étymologie : l’information fait référence à la façon dont un système de mécanismes dans un état, par son pouvoir causal, spécifie une forme («informe» une structure conceptuelle) dans l’espace des possibilités.

(iv) Intégration

La structure cause-effet spécifiée par le système doit être unifiée : elle doit être intrinsèquement irréductible à celle spécifiée par les sous-systèmes non interdépendants obtenus par des partitions unidirectionnelles. Les partitions sont prises unidirectionnellement pour s’assurer que le pouvoir cause-effet est intrinsèquement irréductible, du point de vue intrinsèque du système, ce qui implique que chaque partie du système doit être en mesure d’affecter et d’être affectée par le reste du système. L’irréductibilité intrinsèque peut être mesurée sous forme d’informations intégrées («grand phi» ou Φ ,un nombre non négatif), qui quantifie dans quelle mesure la structure cause-effet spécifiée par les mécanismes d’un système change si le système est divisé (coupé ou réduit) le long de sa partition minimale (celle qui a la moindre influence). Par exemple, le système de la figure 3 est intégré, parce que son cloisonnement par son maillon le plus faible détruit plusieurs répertoires cause-effet et en modifie d’autres (comparez la structure cause-effet sous « information » et sous « intégration » dans figure 3). En revanche, si un système de mécanismes peut être divisé en deux sous-systèmes et que la partition n’a aucune influence sur la structure cause-effet associée, alors le tout est réductible à ces parties. Etre intrinsèquement irréductible est une autre condition préalable à l’existence liée à la causalité : il ne sert à rien de supposer que le tout existe en soi, s’il n’a pas de pouvoir de cause à effet en dehors de ses parties. Ce postulat s’applique également aux mécanismes individuels : un sous-ensemble d’éléments ne peut apporter un aspect spécifique de l’expérience que si son répertoire cause-effet au sein du système est irréductible par la partition minimale du mécanisme (« petit phi » ou φ).

(v) Exclusion

La structure cause-effet spécifiée par le système doit être définie : elle est spécifiée sur un seul ensemble d’éléments, ni plus ni moins, celui sur lequel elle est irréductible au maximummax) dans sa perspective intrinsèque, ce qui lui confère une prétention maximale à l’existence. Par exemple (figure 3, exclusion), au sein d’ABCDE, de nombreux systèmes candidats pourraient spécifier les structures cause-effet, notamment AB, AC, BC, ABC, ABCD, ABCDE etc. Parmi ceux-ci, le système qui spécifie la structure cause-effet qui est intrinsèquement irréductible au maximum est l’ensemble des éléments ABC, plutôt que l’un de ses sous-ensembles ou supersets. Le postulat d’exclusion fournit une raison suffisante pour que le contenu de l’expérience soit ce qu’il est, ni plus ni moins. En ce qui concerne le lien de causalité, cela a pour conséquence que la structure cause-effet « gagnante » exclut d’autres structures cause-effet spécifiées sur des éléments qui se chevauchent : si un mécanisme dans un état (disons A OFF) spécifie un répertoire cause-effet particulier dans un système (ABC), il ne devrait pas spécifier en outre un répertoire cause-effet qui se chevauche comme partie d’autres systèmes (disons AB ou ABCD), autrement on compterait plusieurs fois l’influence de ce mécanisme. On peut dire que le postulat d’exclusion applique le rasoir d’Occam (les entités ne doivent pas être multipliées au-delà de la nécessité) : il est plus parcimonieux de postuler l’existence d’une seule structure cause-effet unique sur un système d’éléments — celle qui est au maximum irréductible — qu’une multitude de structures cause-effet qui se chevauchent sans avoir plus d’influence. Le postulat d’exclusion s’applique également aux mécanismes individuels : un sous-ensemble d’éléments dans un état spécifie le répertoire cause-effet au sein du système qui est le plus irréductible possible (φmax), appelé concept central, ou concept en abrégé. Encore une fois, il ne peut pas non plus spécifier un répertoire cause-effet se chevauchant sur les mêmes éléments, sinon l’influence d’un mécanisme serait comptée plusieurs fois. Une structure cause-effet irréductible au maximum composée de concepts est appelée structure conceptuelle. Le système de mécanismes qui spécifie une structure conceptuelle est appelé un complexe.Note_7 Il est utile de penser à une structure conceptuelle comme existant comme une forme dans l’espace cause-effet, dont les axes sont donnés par tous les états passés et futurs possibles du complexe. Dans cet espace, chaque concept est un point (étoile), dont la taille est donnée par son irréductibilité φmax, et une structure conceptuelle est une « constellation» de points », c’est-à-dire une forme. Enfin, ce postulat s’applique également à la granularité spatio-temporelle. Par exemple, un mécanisme ne peut pas avoir d’effets sur une granularité temporelle fine et des effets additionnels sur une granularité plus grossière, sinon l’exclusion causale serait violée. Par contre, si les effets d’une granularité plus grossière sont plus irréductibles que ceux d’une granularité plus fine, alors la granularité plus grossière de causalité exclut la granularité la plus fine [79].Note_8

c) L’identité centrale : l’expérience en tant que structure conceptuelle

Au total, les éléments d’un complexe dans un état, composé en mécanismes d’ordre supérieur qui spécifient les concepts, forment une structure conceptuelle qui est intrinsèquement irréductible au maximum, également connue sous le nom de quale. La constellation de tous les concepts spécifie la forme globale ou la forme du quale (figure 4).

Calcul qualité et quantité de conscience d'un système d'éléments
Figure 4. Un exemple didactique de la façon de calculer la qualité et la quantité de conscience d’un système d’éléments dans un état. En haut à gauche se trouvent trois portes avec des états binaires (ON ou OFF: ABC = 100; voir aussi figure 3) qui sont câblées ensemble comme indiqué. Une analyse basée sur les postulats de l’IIT [80] révèle que le système forme un complexe. Le complexe dans son état actuel spécifie une structure conceptuelle de qualité — une structure conceptuelle qui est intrinsèquement irréductible au maximum. Le quale est présenté à la fois comme l’ensemble de répertoires cause-effet (concepts) maximalement irréductibles spécifiés par chaque mécanisme (en haut) et comme une projection bidimensionnelle dans laquelle chaque concept est une « étoile » dans l’espace cause-effet (en bas). L’espace cause-effet ou l’espace qualia est un espace de haute dimension (ici, 2×8 dimensions) dans lequel chaque axe est un passé (en bleu) et futur (en vert) possibles du complexe, et la position sur l’axe est la probabilité de cet état. Chaque concept est une étoile dont la position indique comment un mécanisme composé d’un sous-ensemble d’éléments affecte la probabilité des états passés et futurs du système (son répertoire cause-effet, qui précise la contribution du concept à l’expérience) et dont la taille (Φmax) mesure à quel point le concept est irréductible (combien il contribue à l’expérience). Dans l’IIT, Φmax — un nombre non négatif — mesure l’irréductibilité intrinsèque de l’ensemble du quale, la quantité d’expérience, la conscience qu’il y a. La forme du quale (constellation d’étoiles) est identique à la qualité de l’expérience. Différentes formes correspondent à différentes expériences : celles-ci sont ressenties de la manière dont elles le sont — un sentiment rouge différent du bleu ou d’un mal de tête — en raison des formes distinctes de leur qualia.

Sur cette base, l’identité centrale de l’IIT peut être formulée très simplement : une expérience est identique à une structure conceptuelle qui est intrinsèquement irréductible au maximum. Plus précisément, une structure conceptuelle spécifie complètement à la fois la quantité et la qualité de l’expérience : l’existence du système — la quantité ou le niveau de conscience du système — est spécifiée par la forme de la structure conceptuelle. Si un système a Φmax = 0, c’est-à-dire que son pouvoir causal est complètement réductible à celui de ses parties, il ne peut prétendre à l’existant. Si Φmax > 0, le système ne peut être réduit à ses parties, il existe donc en lui-même. Plus généralement, plus Φmax est grand, plus un système peut prétendre exister dans un sens plus complet que les systèmes avec Φmax plus bas. Selon l’IIT, la quantité et la qualité d’une expérience sont une propriété intrinsèque et fondamentale d’un ensemble de mécanismes dans un état — la propriété d’informer ou de façonner l’espace des possibilités (états passés et futurs) d’une manière particulière, tout comme il est considéré comme intrinsèque à une masse de plier l’espace-temps autour de celui-ci.Note_9

À tout moment, donc, la conscience est soutenue par un ensemble d’éléments neuronaux formant un complexe de Φmax élevé qui spécifie une structure conceptuelle qui est intrinsèquement irréductible au maximum. L’ensemble particulier de neurones qui forment le complexe majeur, celui du plus haut Φmax dans le cerveau, peut changer dans une certaine mesure d’un moment à l’autre, ainsi que leur état — quels neurones sont actifs et lesquels ne le sont pas. Supposons par exemple que pendant que je regarde une scène d’un film contenant l’actrice Jennifer Aniston (JA), le complexe majeur de mon cerveau soit composé de neurones dans certaines parties du cortex cérébral.Note_10 Chaque neurone du complexe forme nécessairement la probabilité des états passés (causes) et futurs (effets) possibles du complexe, en fonction de la façon dont il est connecté aux autres neurones et de son état (mettons une forte activation pendant 100 ms). Ainsi, un neurone fortement activé dans une certaine zone visuelle peut spécifier comme plus probables les états passés du complexe qui sont compatibles avec le concept invariant «visage de J.A.», ainsi que certains états futurs appropriés. Un autre neurone fortement activé dans une autre zone visuelle peut spécifier qu’il y avait probablement un bord horizontal dans une certaine position du champ visuel, et ainsi de suite.

Pourtant, d’autres neurones qui font partie du complexe, mais sont silencieux peuvent spécifier que certains états passés (et futurs) sont peu susceptibles d’avoir eu lieu (ou de se produire), tels que ceux ayant à voir avec les concepts invariants «livre», «carré» et ainsi de suite. En outre, les combinaisons de neurones peuvent spécifier des concepts d’ordre supérieur, tels que «J.A. avec un chapeau rouge assise sur le canapé de gauche». Notez que tous les concepts sont spécifiés par des éléments du complexe, précisent les répertoires cause-effet sur les éléments du complexe, et acquièrent une signification intrinsèque, par rapport aux autres concepts dans la quale, et non par référence à des apports externes (J.A. est tout aussi significatif quand on rêve à son sujet, ou dans un rêve) [80].

En principe, les postulats de l’IIT offrent donc un moyen d’analyser tout système de mécanismes dans un état particulier et de déterminer s’il constitue un complexe, sur quelle granularité spatiale et temporelle,Note_11 et quel quale il spécifie. En outre, alors qu’en pratique, il n’est pas possible de déterminer le quale et Φmax précisément pour un système réaliste, il est déjà possible d’utiliser l’IIT pour prédire, expliquer et extrapoler.

d) Prédictions

Une prédiction expérimentale simple de l’IIT est que la perte et la récupération de la conscience devraient être associées à la panne et à la récupération de la capacité du cerveau à intégrer l’information. Cette prédiction a été confirmée à l’aide de la stimulation magnétique transcrânienne (SMT) en combinaison avec un EEG à haute densité dans des conditions caractérisées par une perte de conscience [95,96]. Il s’agit notamment du sommeil profond, de l’anesthésie générale obtenue avec plusieurs agents différents et des patients atteints de lésions cérébrales (végétatives, à conscience minimale, émergeant d’une conscience minimale, enfermés). Si un sujet est conscient lorsque le cortex cérébral est sondé avec une impulsion de courant induite par la bobine TMS depuis l’extérieur du crâne, le cortex réagit par un schéma complexe d’activations et de désactivations réverbérantes qui est à la fois étendu (intégré) et différencié dans le temps et l’espace (riche en informations) [95]. En revanche, lorsque la conscience s’estompe, la réponse du cortex devient locale (perte d’intégration) ou globale mais stéréotypée (perte d’information). L’indice de complexité de perturbation (ICP), une mesure scalaire de la compressibilité de la réponse EEG à la SMT inspirée par l’IIT, diminue nettement dans toutes les différentes conditions de perte de conscience et, critique pour un dispositif cliniquement utile, est plutôt élevé chez chaque sujet sain conscient ou patient neurologique testé à ce jour [96].

Une théorie est d’autant plus puissante qu’elle fait des prédictions correctes qui vont à l’encontre des attentes antérieures. Une prédiction contre-intuitive de l’IIT est qu’un système tel que le cortex cérébral peut générer de l’expérience même si la majorité de ses neurones pyramidaux sont presque silencieux, un état qui est peut-être approximé par certaines pratiques méditatives qui visent à atteindre une conscience « nue » sans contenu [97,98]. Ce corollaire de l’IIT contraste avec l’hypothèse commune selon laquelle les neurones ne contribuent à la conscience que s’ils sont actifs de manière à « signaler » ou à « diffuser » l’information qu’ils représentent et « enflamment » les réseaux fronto-pariétaux [3]. Si les neurones silencieux peuvent contribuer à la conscience, c’est parce que, dans l’IIT, l’information n’est pas dans le message qui est diffusé par un élément, mais dans la forme de la structure conceptuelle qui est spécifiée par un complexe. Les éléments inactifs d’un complexe spécifient un répertoire cause-effet (la probabilité d’états passés et futurs possibles) tout autant que les éléments actifs (pensez au chien qui n’aboie pas dans la célèbre histoire de Sherlock Holmes). Inversement, si les mêmes neurones n’étaient pas simplement inactifs, mais inactivés pharmacologiquement ou optogénétiquement, ils cesseraient de contribuer à la conscience : même si leur état réel est le même, ils ne spécifieraient pas un répertoire cause-effet, puisqu’ils n’affectent pas la probabilité d’éventuels états passés et futurs du complexe.Note_12

Une autre prédiction contre-intuitive de l’IIT est que si l’efficacité des 200 millions de fibres callosales par lesquelles les deux hémisphères cérébraux communiquent entre eux était réduite progressivement, il y aurait un moment où, pour un changement minimal du trafic des impulsions neuronales à travers le callosum, il y aurait un changement tout ou rien dans la conscience: on passerait d’une expérience unique à une division soudaine en deux esprits séparés (l’un dominant sur le plan linguistique), comme nous savons être le cas pour les patients au cerveau divisé [101,102]. Ce serait le moment où le Φmax pour l’ensemble du cerveau tomberait en dessous de la valeur de Φmax pour l’hémisphère gauche et pour l’hémisphère droit pris individuellement.

Plus généralement, l’IIT prédit que, quelle que soit le corrélat neuronal de la conscience (NCC) – qu’il soit global ou local dans le cortex, antérieur ou postérieur, médial ou latéral, qu’il inclut ou non les zones primaires, ou non le thalamus, qu’il englobe ou non les neurones des couches supragranulaires et infragranulaires du cortex – il devrait être un maximum local de Φ, et donc d’un maximum de pouvoir cause-effet irréductible intrinsèque. L’IIT prévoit également que le NCC n’est pas nécessairement fixe, mais qu’il peut se dilater, rétrécir et même se déplacer dans un cerveau donné en fonction de diverses conditions. En fait, il peut même y avoir de multiples NCC dans un seul cerveau, comme le montrent les patients atteints d’une scission cérébrale, auquel cas il devrait y avoir de multiples maxima locaux d’information intégrée. Enfin, l’IIT fait des prédictions précises sur les éléments physiques qui constituent la NCC et sur les intervalles de temps et les niveaux d’activité auxquels ils opèrent [77,79]: ils doivent avoir une échelle spatiale qui permette d’obtenir la valeur la plus élevée de Φ, par opposition à des granularités plus fines ou plus grossières (par exemple, des neurones individuels ou des groupes locaux de neurones plutôt que les compartiments neuronaux ou les zones du cerveau); ils doivent fonctionner le plus efficacement (valeur la plus élevée de Φ) à l’échelle temporelle de la conscience, par opposition aux échelles plus fines ou plus grossières (disons, cent millisecondes plutôt qu’une milliseconde ou dix secondes); et les états d’activité qui font la plus grande différence pour la NCC doivent être ceux qui soutiennent les distinctions phénoménologiques (disons éclatantes, excitation moyenne élevée, excitation moyenne faible). En bref, la règle générale est que le NCC doit toujours correspondre à un maximum de pouvoir cause-effet intrinsèque et irréductible.

e) Explications

L’IIT offre un compte rendu cohérent et fondé sur des principes du NCC – qui s’identifie au complexe majeur d’un état particulier – et de nombreuses observations empiriques disparates. Par exemple, pourquoi la conscience est-elle générée par le cortex cérébral (ou du moins certaines parties de celui-ci), mais que le cervelet n’y contribue pas, bien que ce dernier ait encore plus de neurones [103]? Pourquoi la conscience s’évanouit-elle tôt dans le sommeil, bien que le cerveau reste actif? Pourquoi est-elle perdue lors de crises généralisées, lorsque l’activité neuronale est intense et synchrone? Pourquoi n’y a-t-il pas de contribution directe à la conscience de la part de l’activité neuronale dans les voies sensorielles (la rétine) et motrices (les motoneurones dans la moelle épinière), ou dans les circuits neuronaux qui s’échappent du cortex vers les structures sous-corticales et inversement, malgré leur capacité manifeste à influencer le contenu de l’expérience?

Ces faits et d’autres bien connus trouvent une explication parcimonieuse basée sur les postulats de l’IIT. Ainsi, une caractéristique importante du cortex cérébral, qui est responsable du contenu de la conscience, est qu’il est composé d’éléments qui sont fonctionnellement spécialisés et en même temps peuvent interagir rapidement et efficacement. C’est le genre d’organisation qui donne une valeur relativement élevée de Φmax. Au lieu de cela, le cervelet est composé de petits modules qui traitent les entrées et produisent des sorties largement indépendantes les unes des autres [104,105]. Les simulations montrent également que les voies d’entrée et de sortie, bien qu’elles soient capables d’affecter le complexe majeur et d’en être affectées, peuvent en être exclues, car elles ne font pas partie d’un maximum local d’informations intégrées. Il en va de même pour les boucles qui peuvent sortir du complexe majeur et le réintégrer. D’autres simulations montrent que Φmax est faible lorsque la connectivité effective entre un ensemble d’éléments est faible ou organisée de manière homogène. En effet, comme nous l’avons mentionné plus haut, lorsque la conscience s’estompe pendant le sommeil à ondes lentes profondes ou dans certains états d’anesthésie générale, les interactions entre les différentes régions corticales deviennent plus faibles ou très stéréotypées, comme elles le font pendant les crises d’épilepsie généralisées.

f) Extrapolations

Enfin, plus les postulats de l’IIT sont validés dans des situations où nous sommes raisonnablement confiants quant à savoir si et comment la conscience change, plus nous pouvons utiliser la théorie pour extrapoler et faire des inférences sur des situations où nous sommes moins confiants— patients atteints de lésions cérébrales, nouveau-nés, animaux extraterrestres, machines complexes et autres scénarios farfelus, comme nous le verrons plus loin.

5. Partout?

Dans le « Cantique des Créatures », saint François s’adressait aux animaux, aux fleurs et même aux pierres comme s’ils étaient dotés d’une âme, et les louait comme la terre mère, le soleil frère, la lune sœur, les étoiles, l’air, l’eau et le feu. Et il n’était pas le seul. Certains des esprits les plus brillants en Occident ont embrassé une forme ou une autre de l’ancienne doctrine philosophique du panpsychisme, à commencer par les Présocratiques et Platon. Les philosophes de la Renaissance Patrizi, Bruno, Telesio et Campanella ont pris la position suivant laquelle la matière et l’âme sont une seule et même substance. Plus tard, Spinoza, Leibniz, Schopenhauer et, plus près des temps modernes, James, Whitehead, Russell, et Teilhard de Chardin ont épousé des notions panpsychistes [106,107]. Strawson [108,109] est un défenseur contemporain bien connu du panpsychisme. Les traditions orientales, comme le bouddhisme, ont toujours mis l’accent sur la continuité de la conscience à travers les différentes formes de vie.

Le matérialisme, ou sa progéniture moderne, le physicalisme, a énormément profité de la position pragmatique de Galilée enlevant la subjectivité (l’esprit) de la nature pour la décrire et la comprendre objectivement – du point de vue extrinsèque d’un manipulateur/observateur. Mais il l’a fait au prix d’ignorer l’aspect central de la réalité du point de vue intrinsèque de l’expérience elle-même. Contrairement à l’idéalisme, qui élimine le monde physique, ou le dualisme, qui accepte les deux dans un mariage mal arrangé, le panpsychisme est élégamment unitaire: il n’y a qu’une seule substance, de la plus petite entité à la conscience humaine et peut-être à l’âme universelle (anima mundi). Mais la beauté du panpsychisme a été singulièrement stérile. Au delà de prétendre que la matière et l’esprit sont une même chose, il a peu de choses constructives à dire et n’offre aucune loi positive expliquant comment l’esprit est organisé et fonctionne.

L’IIT n’a pas été développé avec le panpsychisme à l’esprit (sic). Cependant, conformément aux intuitions centrales du panpsychisme, l’IIT traite la conscience comme une propriété intrinsèque et fondamentale de la réalité. L’IIT implique également que la conscience est graduelle, qu’elle est probablement répandue chez les animaux, et qu’elle peut être trouvée en petites quantités, même dans certains systèmes simples. Contrairement au panpsychisme, cependant, l’IIT implique clairement que tout n’est pas conscient. En outre, l’IIT offre une solution à plusieurs des obstacles conceptuels que les panpsychistes n’ont jamais résolus correctement, comme le problème des agrégats (ou problème de combinaison [107,110]) et peut expliquer sa qualité. Il explique également pourquoi la conscience peut être adaptative, suggérant une raison de son évolution.

a) La conscience est une propriété fondamentale

Les axiomes et les postulats de l’IIT disent que la conscience est une propriété fondamentale, indépendante de l’observateur, qui peut être expliquée par le pouvoir cause-effet intrinsèque de certains mécanismes dans un état donné – c’est à dire comment ils donnent forme à l’espace des possibilités de leur passé et de leur avenir. Une analogie est la masse, qui peut être définie par la façon dont elle courbe l’espace-temps autour d’elle – sauf que dans le cas de l’expérience consciente les entités ayant la propriété ne sont pas des particules élémentaires, mais des complexes d’éléments, et l’expérience ne vient pas en deux, mais en un billion de variétés. Dans ce sens général, au moins, l’IIT n’est pas en contradiction avec le panpsychisme.

b) La conscience comporte diverses qualités

Malheureusement, le panpsychisme est muet quand il s’agit d’expliquer la façon dont une expérience consciente se ressent – pourquoi la perception du rouge est différente de celle du bleu et pourquoi les couleurs sont vécues comme différentes des tons. Au lieu de cela, au moins en principe, l’IIT dit exactement ce qui détermine la qualité d’une expérience – ce qui la rend telle qu’elle est : une expérience est une structure conceptuelle irréductible au maximum ou quale – une forme dans un espace cause-effet de dimensions fantastiquement élevées spécifié par un complexe de neurones dans un état particulier. C’est la constellation de concepts à travers lesquels les neurones du complexe majeur, dans diverses combinaisons, donnent forme à l’espace de ses états passés et futurs possibles (figure 4). Différentes expériences – chaque scène différente d’un film ou d’un rêve – correspondent à des formes différentes, certaines formes étant sensiblement plus proches (rouge et bleu) et d’autres plus éloignées dans l’espace (un écran noir et une scène urbaine). En effet, il y a beaucoup de place pour de futures recherches pour commencer à cartographier la psychophysique, par exemple, sur la nature circulaire de l’espace chromatique, sur la géométrie des formes dans l’espace cause-effet, sauf qu’une forme dans l’espace cause-effet, contrairement à la forme d’un objet dans l’espace 3D , est la forme à l’intérieur, la forme de l’expérience elle-même. C’est la voix dans la tête, la lumière à l’intérieur du crâne.

c) La conscience est adaptative

L’IIT ne se prononce pas sur la fonction de l’expérience en tant que telle – tout comme la physique n’a rien à dire sur la fonction de la masse ou de la charge. Cependant, en identifiant la conscience à l’information intégrée, l’IIT peut expliquer pourquoi elle a évolué, un autre aspect sur lequel le panpsychisme n’a rien à dire. En général, un cerveau ayant une grande capacité d’intégration de l’information correspondra mieux à un environnement dont la structure causale complexe varie sur plusieurs échelles de temps qu’un réseau composé de nombreux modules qui sont encapsulés par l’information. En effet, les simulations de vie artificielle («animats») de simples véhicules de type Braitenberg qui doivent traverser des labyrinthes et dont le cerveau évolue par sélection naturelle sur 60 000 générations montrent une relation monotone entre information intégrée (simulée) et adaptation [111,112]. C’est-à-dire que plus les animats individuels sont adaptés à leur environnement, plus l’information intégrée du complexe majeur dans leur cerveau est élevée. Des animats similaires, conçus pour attraper les blocs qui tombent dans un scénario semblable à Tetris,démontrent qu’une adaptation accrue entraîne une augmentation du nombre de concepts dans le complexe majeur et une augmentation connexe de l’information intégrée qui dépend de la complexité de l’environnement des animats [113]. Ainsi, l’évolution par sélection naturelle donne naissance à des organismes à fort Φmax parce que, compte tenu des contraintes sur le nombre d’éléments et de connexions, ils peuvent emballer plus de fonctions par élément que leurs concurrents moins intégrés et sont donc plus aptes à exploiter des régularités dans un environnement riche.

d) La conscience est graduelle

L’IIT se range du côté de l’intuition panpsychiste selon laquelle la conscience peut être présent dans tout le règne animal, et même au-delà, mais à des degrés divers. Toutes choses étant égales par ailleurs, l’information intégrée, et avec elle la richesse de l’expérience, est susceptible d’augmenter à mesure que le nombre de neurones et l’abondance de leurs interconnexions s’accroissent, bien que le nombre de neurones ne soit pas une garantie, comme le montre le cas du cervelet. Il est également probable que la conscience est graduelle tout au long de la vie d’un organisme. En nous, elle s’enrichit au fur et à mesure que nous grandissons d’un bébé à un adulte dont le cerveau a atteint sa pleine maturité et devient plus spécialisé sur le plan fonctionnel. Elle peut également fluctuer suivant que nous sommes très alertes ou somnolents, intoxiqués par les drogues ou l’alcool, ou devenus fous au cours de la vieillesse. Ceci est illustré schématiquement par la figure 5a, où un ensemble de zones «corticales» est intégré dans un complexe majeur de zones «élevées» Φmax lorsque les connexions interrégionales sont fortes, subit une réduction de Φmax lorsque la force de connexion est réduite par des changements neuromodulateurs (simulés comme une augmentation du bruit), et finalement se décompose en petits complexes de faibles zones Φmax.

Prédictions de l'IIT sur plusieurs types de systèmes
Figure 5. L’IIT fait plusieurs prédictions sur les systèmes qui peuvent faire l’expérience de quoi que ce soit – combien et de quelle manière – et sur les systèmes, même complexes, qui n’ont aucune expérience et qui restent « dans le noir ». L’IIT implique que la conscience est notée (a); que les agrégats ne sont pas conscients (a – panneau de droite); que les systèmes strictement feed-forward (non rétroactifs – NdT) ne sont pas conscients (b, panneau de droite), même s’ils sont fonctionnellement équivalents en termes d’opérations d’entrées-sorties aux réseaux rétroactifs qui sont conscients (b, panneau de gauche); que même des simulations biophysiques précises du cerveau humain fonctionnant sur des machines numériques ne seraient pas conscientes comme nous, mais seraient de simples agrégats de systèmes beaucoup plus simples (transistors et autres) ayant un Φ max (c) minimum. La dernière rangée (c) montre, de gauche à droite, un cerveau humain (Allen Institute), le supercalculateur IBM Blue Gene P, un modèle en colonnes du cortex de souris (Blue Brain Project) et une section micrographique électronique de numérisation de 4 transistors NMOS INTEL dans une grille.

Un corollaire de l’IIT qui viole les intuitions communes est que même des circuits aussi simples qu’une «photodiode» composée d’un capteur et d’un élément de mémoire peuvent avoir un minimum d’expérience [80] (voir aussi figure 5a, panneau droit). Il est presque impossible d’imaginer ce que l’on «ressentirait» d’être un tel circuit, pour lequel la seule distinction phénoménale serait «ceci plutôt que cela» (contrairement à une photodiode, quand nous sommes conscients de «lumière» ou d’«obscurité», notre expérience est ce qu’elle est parce qu’elle comprend des dizaines de concepts négatifs, tels que pas de couleurs, pas de formes, pas de pensées et ainsi de suite, qui sont tous à notre disposition). Mais considérez que la matière normale à -272,15 °C, un degré au-dessus du zéro absolu, contient encore un peu de chaleur. Cependant, dans la pratique, sa température est aussi froide que possible. De même, il se peut très bien qu’il y ait un seuil pratique pour Φmax en dessous de laquelle les gens ne déclarent pas ressentir grand chose, mais cela ne signifie pas pour autant que la conscience a atteint son minimum absolu, zéro. En effet, lorsque nous tombons dans un sommeil profond et sans rêve et ne rapportons aucune expérience après avoir été réveillé, un petit complexe de neurones dans notre cerveau endormi aura probablement une valeur Φmax supérieure à zéro, mais cela ne représente pas grand-chose par rapport à notre expérience riche et quotidienne.

e) Consciences multiples

L’IIT permet également la coexistence de deux ou plusieurs complexes au sein d’un même système [80]. En fonction de la connectivité exacte, il est probable qu’ils aient des valeurs très différentes de Φmax. En effet, dans le cerveau des vertébrés et des invertébrés, il peut bien exister, du moins dans certaines conditions, un complexe majeur et un ou plusieurs complexes mineurs. Chez l’humain, le complexe qui soutient notre flux quotidien d’expérience consciente devrait avoir de loin la valeur la plus élevée d’information intégrée – il devrait être le complexe majeur. Chez les patients atteints de schizophrénie, le complexe majeur et parlant n’est pas conscient de la présence d’une autre conscience, celle qui manque généralement de parole, mais qui peut être révélée par des paradigmes expérimentaux intelligents [102,114]. Il est concevable qu’au moins certains cas de performance de « haut niveau » observés chez des sujets normaux [64,115]), bien qu’inconscients du point de vue du complexe majeur, puissent être dus à la présence de complexes mineurs (bien sûr, certains de ces comportements peuvent être liés à des circuits purement en aval). Ce scénario contre-intuitif de « nombreux esprits conscients dans un seul cerveau » pourrait être évalué, du moins en principe, par des mesures de l’information intégrée au niveau neuronal. Des complexes majeurs et mineurs peuvent également survenir chez les patients atteints de la maladie de Marchiafava-Bignami [116] et d’autres syndromes de déconnexion, chez les patients présentant des troubles de l’identité et de la conversion [63], et dans d’autres troubles neurologiques et psychiatriques.

f) Les agrégats ne sont pas conscients

«Prenez une phrase d’une douzaine de mots, et prenez douze hommes et dites à chacun un mot. Alors mettez les hommes en rang ou en bouquet, et que chacun pense à son mot aussi intensément qu’il le pourra; nulle part il n’y aura une conscience de toute la phrase». C’est ainsi que William James a illustré le problème de combinaison du panpsychisme [110]. Ou prenez John Searle : « La conscience ne peut pas se répandre sur l’univers comme un mince placage de confiture ; il doit y avoir un point où ma conscience se termine et la vôtre commence’ [117]. En effet, si la conscience est partout, pourquoi ne devrait-elle pas animer les États-Unis d’Amérique? L’IIT s’attaque directement à ce problème en déclarant qu’il n’existe que des maxima d’informations intégrées. Considérez deux personnes qui parlent : dans chaque cerveau, il y aura un complexe majeur – un ensemble de neurones qui forment une structure cause-effet irréductible au maximum avec des frontières définies et une valeur élevée de Φmax. Maintenant faites les parler ensemble, ils vont former un système qui est également irréductible (Φ > zéro) en raison de leurs interactions. Cependant, il n’est pas irréductible au maximum, car sa valeur d’information intégrée sera bien inférieure à celle de chacun des deux grands complexes qu’elle contient. Selon l’IIT, il devrait effectivement y avoir deux expériences distinctes, mais aucune entité consciente supérieure qui soit l’union des deux. En d’autres termes, il n’y a rien qui ressemble à être comme deux personnes, sans parler des 300 millions et plus de citoyens qui composent les États-Unis.Note_13 Encore une fois, ce point peut être illustré schématiquement par le système de la figure 5a, panneau droit. Bien que les cinq petits complexes interagissent, formant un système intégré plus vaste, le système plus vaste n’est pas un complexe : par le postulat d’exclusion, seuls les cinq plus petits complexes existent, puisqu’ils sont des maxima locaux d’information intégrée (Φmax = 0,19), tandis que le système plus grand n’est pas un complexe (Φ = 0,03). Pire encore, une chose stupide qui n’a pratiquement pas d’états intrinsèquement distincts, disons un grain de sable pour les besoins de l’argument, n’a aucune expérience du tout. Et l’entassement d’un grand nombre de ces systèmes Φ = zéro les uns sur les autres n’augmenterait pas leur Φ à une valeur non nulle: être une dune de sable ne se ressent pas comme quoi que ce soit non plus – les agrégats n’ont pas de conscience.

g) Les systèmes complexes peuvent être inconscients

Une deuxième classe de systèmes zéro-Φ sont des réseaux de calcul purement feed-forward (non rétroactifs NdT) dans lesquels une couche alimente la suivante sans connexions récurrentes. Dans un réseau feed-forward, la couche d’entrée est toujours entièrement déterminée par des entrées externes et la couche de sortie n’affecte pas le reste du système, donc aucune des deux couches ne peut faire partie d’un complexe, et il en va de même pour les couches suivantes en aval et en amont. Selon l’IIT, donc, un réseau feed-forward n’existe pas intrinsèquement, pour lui-même, mais est un zombie, qui exécute des tâches inconsciemment [118]. Pourtant, du point de vue extrinsèque d’un utilisateur, les réseaux feed-forward, comme ceux utilisés dans l’apprentissage approfondi, exécutent de nombreuses fonctions informatiques utiles, telles que la reconnaissance des visages ou des chats dans les images [119], l’étiquetage des images, la lecture des codes postaux et la détection de fraude par carte de crédit.

Cela a une conséquence assez surprenante. Supposez que tout réseau neuronal avec des circuits rétroactifs puisse être simulé par un réseau purement feed-forward (non rétroactif – NdT) de telle manière que ce dernier reproduise ses relations entrée-sortie (pour les calculs délimités par une étape de temps maximum [120]). C’est-à-dire que pour les mêmes entrées, les deux réseaux donneront les mêmes sorties (en général, le réseau feed-forward équivalent aura beaucoup plus de nœuds et de connexion que le réseau rétroactif). Par conséquent, un système purement feed-forward capable de reproduire le comportement d’entrée-sortie du cerveau humain (sous la contrainte limitée de temps-étape) serait comportementalement indiscernable de nous, et certainement capable de passer le test de Turing, pourtant il aurait un  Φ = zéro et serait donc un zombie «parfait». Un exemple simple de deux systèmes fonctionnellement équivalents, l’un avec des connexions récursives et non Φ = zéro , et l’autre purement feed-forward avec Φ = zéro, est montré dans la figure 5b [80].

Chez les personnes et les organismes qui ont évolué grâce à la sélection naturelle, le comportement des entrées-sorties fournit une bonne première estimation de la présence de la conscience. Cependant, comme le montre l’exemple de la figure 5b, cela n’est pas toujours le cas pour des architectures de calcul radicalement différentes. Dans le cas général, et certainement avec les machines, il devient essentiel de considérer les circuits internes, non seulement ce que la machine fait, mais comment elle le fait. Cela signifie également qu’il ne peut pas y avoir un test ultime de Turing pour la conscience (bien que, il peut y avoir quelques tests pratiques de type CAPTCHA [121]). Selon de nombreuses notions fonctionnalistes [122], si une machine reproduit notre comportement d’entrées-sorties dans toutes les circonstances, il faudrait lui accorder la conscience tout autant que nous. L’IIT ne pourrait être plus en désaccord avec cela. Aucun test de Turing (par exemple Samantha dans le film d’Hollywood Elle) ne peut être un critère suffisant pour la conscience, humaine ou autre.

h) Les simulations de systèmes neuronaux conscients peuvent être inconscientes

Enfin, qu’en est-il d’un ordinateur dont le logiciel simule en détail non seulement notre comportement, mais même la biophysique des neurones, des synapses et ainsi de suite, de la partie pertinente du cerveau humain [123] ? Un tel simulacre numérique pourrait-il un jour être conscient ? Le fonctionnalisme dirait à nouveau oui, encore plus énergiquement. Car dans ce cas, tous les rôles fonctionnels pertinents dans notre cerveau, et pas seulement notre comportement d’entrée-sortie, seraient reproduits fidèlement. Pourquoi ne devrions-nous pas accorder à ce simulacre la même conscience que celle que nous accordons à un humain ? Selon l’IIT, cependant, ce ne serait pas justifié, pour la simple raison que le cerveau est réel, mais qu’une simulation d’un cerveau est virtuelle. Pour l’IIT, la conscience est une propriété fondamentale de certains systèmes physiques, qui exige un pouvoir réel de cause à effet, en particulier le pouvoir de façonner l’espace des états passés et futurs possibles d’une manière qui soit intrinsèquement irréductible au maximum. De la même manière, la masse est une propriété intrinsèque des systèmes de particules, une propriété qui a un réel pouvoir causal, en particulier celui de la déformation de l’espace-temps. Par conséquent, tout comme une simulation informatique d’une étoile géante ne déformera pas l’espace-temps autour de la machine, une simulation de notre cerveau conscient n’aura pas de conscience.Note_14 Bien sûr, l’ordinateur physique qui exécute la simulation est tout aussi réel que le cerveau. Cependant, selon les principes de l’IIT, il faut analyser ses composantes physiques réelles — identifier les éléments, par exemple les transistors, définir leurs répertoires cause-effet, trouver des concepts, des complexes et déterminer l’échelle spatio-temporelle à laquelle Φ atteint un maximum. Dans ce cas, nous soupçonnons que l’ordinateur ne formerait probablement pas un grand complexe de Φmax, mais se décomposerait en de nombreux mini-complexes de faible Φmax. Cela est dû à la petite taille des circuits numériques (figure 5c), qui est susceptible de produire un pouvoir cause-effet à l’échelle temporelle rapide de l’horloge de l’ordinateur.Note_15

6. Conclusion

En résumé, certains aspects de l’IIT ne correspondent certainement pas avec le panpsychisme, et d’autres justifient certaines de ses intuitions. À cet égard, il est naturel de se demander comment il convient de considérer certaines des inférences tirées de l’IIT pour lesquelles il est difficile même d’imaginer un test direct à l’heure actuelle. Notre position est que, comme c’est souvent le cas en sciences,Note_16 une théorie est d’abord testée et validée dans des situations proches de l’idéal, puis extrapolée à des cas plus éloignés. Idéalement, que la conscience varie avec l’information intégrée, et d’autres prédictions de l’IIT, seraient d’abord validées ici– sur ma propre conscience : par exemple, est-ce que Φmax s’effondre quand je subis une anesthésie générale ou une crise, ou quand je tombe dans le sommeil sans rêve, et revient à des valeurs élevées quand je rêve ? Mon expérience change-t-elle si l’on inactive temporairement une région de mon cerveau qui fait partie du complexe majeur, mais pas une région qui n’en fait pas partie ? Est-ce que cela change si l’on réussit à connecter un microcircuit neuromorphique qui devient une partie de mon complexe majeur et pas autrement ? Ensuite, on peut extrapoler là-bas, d’abord dans des situations impliquant d’autres humains en bonne santé, puis dans des cas un peu plus difficiles, par exemple des singes avec un cerveau similaire au nôtre qui sont formés pour donner des rapports similaires aux nôtres. Enfin, dans la mesure où la théorie a été validée et a fait preuve d’un bon pouvoir prédictif et explicatif, on peut essayer d’extrapoler partout, à tous les patients qui ne réagissent pas, avec juste un petit «îlot» de tissu cérébral fonctionnel, aux nouveau-nés, aux animaux très différents de nous, aux photodiodes, machines, et simulations informatiques. Après tout, en sciences, le mieux que nous puissions faire est souvent de tirer nos meilleures inférences sur des cas inconnus à partit d’ une théorie qui fonctionne bien dans de nombreux cas connus. Et c’est beaucoup mieux que de faire des affirmations arbitraires ou de ne tirer aucune inférence que ce soit.

Remerciements

Nous remercions Larissa Albantakis, Melanie Boly, Chiara Cirelli, Lice Ghilardi et Marcello Massimini pour leurs nombreuses contributions aux travaux présentés ici.

Notes

  1. Notez que nous considérons la conscience réfléchissante, très développée chez l’humain adulte, comme une sous-classe d’expériences conscientes. De même, le sentiment de vouloir librement une action, comme lever le bras, parfois aussi appelé agence [6,7]— est une autre sous-classe d’expériences conscientes. Bien que leur contenu diffère du contenu associé à la sensation de douleur ou de voir rouge, la subjectivité est commune à tous.
  2. La conscience peut être dissociée de nombreux autres processus cognitifs qui lui sont traditionnellement étroitement liés, y compris la mémoire, les émotions et l’attention sélective (pour les critiques voir [19,20]). Elle peut persister si le rappel des souvenirs à long terme est altéré, elle peut être présente chez des patients qui manquent d’affect, et elle peut être dissociée de l’attention. Le dernier point est particulièrement contre-intuitif mais est bien étayé : les sujets peuvent s’occuper d’objets invisibles [21]. La mesure dans laquelle il est possible de prendre conscience de quelque chose sans s’en occuper est plus controversée [21,22].
  3. Sans parler de la question de savoir si elle se sent comme d’être un piège à mouches de Vénus ou un organisme unicellulaire.
  4. Si ce n’est pas carrément faux, l’IIT devra très probablement être affinée, élargie et ajustée. Cependant, dans sa forme actuelle (IIT 3.0), elle explique et prédit un large éventail de phénomènes, y compris un certain nombre de prédictions contre-intuitives susceptibles de falsifications empiriques. Pour la dernière formulation de la théorie, voir [80]; pour les versions antérieures, voir [76,77,81,82]; pour un compte littéraire, voir [77,83]. Les principales différences entre IIT 3.0 et les versions antérieures sont énumérées dans l’annexe de [80].
  5. Par exemple, la nature unifiée des expériences conscientes a été remise en question par des expériences psychophysiques démontrant une asynchronie temporelle [85,86]. Voir aussi [87].
  6. Par exemple, la notion d’éther a été introduite à la fin du XIXe siècle pour expliquer la propagation de la lumière. Lorsque de plus en plus d’expériences ont conclu que, quel que soit l’éther, il n’avait aucun effet que ce soit, celui-ci est finalement tombé sous le rasoir D’Occam, et il ne joue plus aucun rôle dans la physique moderne.
  7. Il est important de noter qu’il peut s’agir d’une échelle macro- plutôt que micro-spatio-temporelle [79]. Par exemple, le niveau pertinent pour la conscience humaine est probablement celui des neurones à l’échelle de 100 ms, plutôt que celui des molécules à l’échelle nanoseconde. Notez qu’il est possible qu’un seul système physique, tel que le cerveau, contienne deux ou plusieurs complexes indépendants mais en interaction causale, chacun avec son propre Φmax (voir la section sur les consciences multiples). En effet, il est même possible pour un système physique de contenir des complexes à différentes granularités spatio-temporelles, comme une mitochondrie formant un complexe à l’intérieur d’un neurone, tant qu’il n’y a pas de chevauchement causal aux échelles pertinentes.
  8. Exiger que seul le maximum de Φ sur les éléments, les granularités spatiales et temporelles soit considéré n’est pas exceptionnel en sciences : bon nombre des lois de la physique sont formulées comme des principes extrêmes, par exemple le principe de moindre action.
  9. L’IIT postule que l’expérience consciente est une propriété fondamentale et intrinsèque du monde. Différentes expériences doivent être spécifiées par différents substrats physiques, bien que différents substrats physiques puissent spécifier la même expérience (par exemple, en différant dans les micro-propriétés qui sont causalement non pertinentes à l’échelle macro qui atteint un maximum du pouvoir cause-effet, voir aussi métamères) [89]. Notez que l’IIT est compatible avec la mécanique quantique. En principe, Φ et les quantités connexes peuvent également être évaluées dans le système quantique, bien qu’il ait été suggéré qu’au niveau quantique, les valeurs Φ puissent être très faibles [90].
  10. Nous n’abordons pas ici les zones corticales particulières, les couches corticales ou la population particulière de neurones.
  11. Le postulat d’exclusion exige que l’ensemble des mécanismes qui spécifient une expérience particulière le fasse dans la fenêtre de temps au cours de laquelle Φ atteint un maximum. Si l’expérience suivante implique un ensemble de mécanismes qui se chevauchent, il semblerait que, pour éviter la causalité multiple, elle devrait être spécifiée sur une fenêtre de temps non-chevauchante. En conséquence, le « flux » apparemment continu de la conscience serait en fait constitué par une succession discrète d’ « instantanés », conformément à certaines preuves psychophysiques [9194]. Notez que chaque instantané est associé au mouvement et à d’autres percepts dynamiques qui lui sont associés.
  12. Il est instructif de considérer « l’expérience parfaite » formulée par Cohen et Dennett [99] : un sujet regarde une pomme rouge, et des neurones dans sa région de couleur corticale (disons V4) sont activés. Cependant, imaginez que l’on pourrait bloquer sélectivement leurs projections vers d’autres régions corticales, de sorte que le sujet ne peut pas accéder et signaler la couleur de la pomme. Selon Cohen et Dennett, toute théorie affirmant que la conscience « phénoménale » peut être dissociée de l’accès cognitif devrait prétendre que, tant que les neurones de couleur sont activés, le sujet serait conscient d’une pomme rouge, tout en niant qu’elle est rouge. Selon l’IIT, cependant, le blocage des projections des neurones V4 détruit leurs répertoires cause-effet, qu’ils soient actifs ou non, entraînant l’effondrement de la «section couleur» (pli-Q – Q-fold) de la structure conceptuelle qui correspond à l’expérience du sujet. En conséquence, le sujet ne serait pas conscient des couleurs (achromatopsie cérébrale) et ne comprendrait même pas ce qu’il a perdu (anosognosie des couleurs), tout comme un patient décrit par von Arx et al. [100].
  13. Dans le même ordre d’idées, le postulat d’exclusion prédit un scénario qui est l’image miroir de la prédiction selon laquelle la conscience se divisera soudainement en deux lorsque le corps calleux sera « refroidi » en dessous d’un point critique : si deux personnes conversant augmentent leurs interactions causales effectives par quelque propulsion, encore à inventer, de la connectivité cerveau à cerveau, au point que le Φmax des deux cerveaux en interaction dépasserait le Φmax des cerveaux individuels, leur esprit conscient individuel disparaîtrait et sa place serait prise par un nouvel esprit subsumant les deux.
  14. Un point similaire a été fait par John Searle avec son argument de chambre chinoise [124] et par Leibniz 300 ans plus tôt avec son moulin [125].
  15. En fin de compte, n’importe quel logiciel d’exécution d’ordinateur numérique peut être imité par une machine de Turing avec une grande matrice de transition d’état, une tête mobile qui écrit et efface, et une bande de mémoire très, très longue – dans ce cas, le pouvoir cause-effet réside dans la tête mobile qui suit une instruction à la fois parmi quelques autres. D’autre part, il n’y a aucune raison pour que les modèles neuromorphes au niveau matériel du cerveau humain, et qui ne reposent pas sur des logiciels fonctionnant sur un ordinateur numérique, ne puissent pas approcher, un jour, notre niveau de conscience [126].
    Une question connexe a trait à l’Internet et à la question de savoir s’il pourrait être conscient [127]. Une façon d’y penser est de supposer que chaque ordinateur connecté à Internet est un élément ayant une réel pouvoir cause-effet à un niveau macro (en «encadrant» ses mécanismes internes). Par exemple, chaque ordinateur peut envoyer un signal ON lorsqu’il est allumé et un signal OFF lorsqu’il est éteint. On pourrait alors s’assurer que chaque ordinateur augmente ou diminue la probabilité d’être allumé en fonction du nombre de signaux ON qu’il reçoit. En principe, ce type d’organisation pourrait être arrangée de telle sorte qu’elle donne lieu à un complexe de haut Φ, bien que ce ne soit certainement pas la façon dont l’Internet fonctionne actuellement. D’autre part, si l’on considère que les micro-éléments à l’intérieur de chaque ordinateur (disons ses transistors) comme ayant un réel pouvoir cause-effet, on en revient à la situation dans laquelle ils ne formeraient probablement pas un grand complexe dans chaque ordinateur, et encore moins à travers les ordinateurs connectés.
  16. Un exemple bien connu d’une telle extrapolation est l’inférence des singularités dans l’espace-temps dues à la masse extrême d’un objet stellaire. Les trous noirs étaient de pures conjectures, basées sur une solution de la théorie de la relativité générale d’Einstein, jusqu’à ce qu’ils soient ensuite confirmés par l’observation.

Références

© 2015 Les Auteurs. Publié par la Royal Society en vertu de la Creative Commons Attribution License http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/, qui permet une utilisation sans restriction, à condition que l’auteur original et la source soient crédités.

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