André Comte Sponville

Athée, j’ai une métaphysique

Nous reproduisons ici, dans son intégralité, un article du philosophe André Comte-Sponville paru dans la revue CLES de décembre 2013 – Janvier 2014. La revue et son site ayant depuis disparu, et dans l’impossibilité de retrouver cet article sur le web, nous l’avons ainsi sauvegardé.

Métaphysique et spiritualité ont les mêmes objets : la vie et la mort, Dieu ou le Tout, l’infini, l’éternité, l’ absolu… Mais elles les traitent différemment. La spiritualité est contemplative plutôt que spéculative : elle est faite de pratiques, d ‘exercices, de sentiments, de méditations, de silences … La métaphysique est spéculative plutôt que contemplative : elle est faite de théories, d’arguments, de concepts, de réflexions, de mots . . . La métaphysique relève de la raison. La spiritualité, du « cœur » comme disait Pascal, ou de l’esprit, C’est pourquoi elles se complètent si bien, sans jamais se confondre. Une spiritualité sans métaphysique risque toujours de tomber dans le sentimentalisme, le ritualisme, le fidéisme. Une métaphysique sans spiritualité est menacée pareillement par le théoricisme, le délire spéculatif, la mauvaise abstraction, le bavardage. . . Chacune interdit à l’autre de se croire suffisante. C’est qu’elles ont toutes les deux nécessaires. « L’homme est un animal métaphysique », disait Schopenhauer. Il est tout autant un animal spirituel. Nous sommes des êtres finis, comme les bêtes, mais ouverts à l’infini, dont elles n’ont vraisemblablement aucune idée. Des êtres temporels, mais ouverts à l’éternité. Des êtres relatifs, mais ouverts à l’absolu. Cette ouverture, c’est l’esprit ou la raison. Nous sommes ouverts dans l’Ouvert, comme dirait Rilke. On aurait bien tort de fermer la fenêtre.

CLES me demande de présenter « ma métaphysique athée ». On peut, pour faire court la résumer en trois mots: naturalisme, matérialisme, rationalisme.

Rien d’autre que tout

Qu’est-ce que le naturalisme ? Toute doctrine pour laquelle la nature, prise en son sens large est l’unique réalité. C’ est considérer que le surnaturel n’existe pas, et que la culture, bien sûr, fait partie de la nature. C’est la position d’Epicure, de Lucrèce, de Spinoza, de Diderot, de Marx ou aujourd’hui, par exemple, de Marcel Conche. Et c’est la mienne. Sur quoi s’appuie-t-elle? D’abord sur l’expérience. Du surnaturel, nous n’en avons aucune – en tout cas aucune qui soit vérifiable. Pourquoi faudrait il y croire ? Que nous soyons souvent confrontés au mystère ou à l’inexplicable, c’est une évidence. Quoi de plus mystérieux que l’existence de la nature ? Quoi de plus inexplicable que l’être même, que toute explication suppose ? Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Nous ne le savons pas ; nous ne pouvons le savoir. Cela n’autorise pas, pour expliquer la nature, à supposer une cause autre, qui la créerait de l’extérieur. Au reste, que pourrait valoir cette « explication », dès lors qu’elle s’appuie sur un Etre « Dieu » encore plus mystérieux et plus inexplicable que cela même qu’il serait censé expliquer ? Pourquoi Dieu plutôt que rien ? Et que pourrions-nous en savoir ? Expliquer la nature par le surnaturel, c’est expliquer quelque chose que l’on ne comprend pas par quelque chose que l’on comprend moins encore, mais dont on imagine, bien naïvement, qu’il nous ressemble (puisque ce surnaturel, dans toutes les religions, est réputé doué de conscience, d’intelligence, de volonté, d’amour…)

« La volonté de Dieu, asile de l’ignorance », disait Spinoza. Le naturalisme, sans exclure le mystère, prend plutôt le risque de la connaissance. Il n’y a rien d’autre que tout, dont nous faisons partie (le naturalisme est un immanentisme), et cela même que l’on ne comprend pas (à commencer par l’existence du Tout) est aussi naturel que le reste – puisqu’il est la nature elle-même. Que cela soit sans preuve, c’est bien clair : il s’agirait autrement de science, non de philosophie ; de physique, non de métaphysique. Philosopher, c’est penser plus loin qu’on ne sait, voire plus loin – c’est ce qui caractérise la métaphysique – qu’on ne peur savoir. C’est pourquoi c’est nécessaire (puisqu’on ne sait jamais tout). C’est pourquoi c’est tellement passionnant, Qui voudrait se contenter de questions dont il connaît déjà la réponse? Qui voudrait ne se poser que celles qui sont susceptibles d’une réponse scientifique ? Quoi de plus plat que le positivisme ? Quoi de plus ennuyeux?

On ne confondra pas le naturalisme el l’athéisme. Epicure n’était pas athée, ni Spinoza. Simplement le premier considérait que les dieux faisaient partie de la nature, qu’ils ne gouvernaient aucunement, comme le second considérait que Dieu était la Nature même, qu’il ne saurait par conséquent créer, « Deus, sive Natilla », disait Spinoza : « Dieu, c’est-à-dire la Nature ». Les contemporains de Spinoza y virent une forme camouflée d’athéisme. Ils avaient sans doute tort. Mais le fait est que Spinoza ne laisse aucune place à quelque Dieu personnel ou transcendant que ce soit. Et que la plupart des naturalistes, de nos jours, se disent tranquillement athées. Ainsi fais-je. Etre naturaliste, c’est penser que la nature n’a pas d’autre explication qu’elle-même. C’est ce qu’aucune religion ne peut accepter, et c’est en quoi le naturalisme n’en est pas une.

La matière et la mort

On ne confondra pas davantage le naturalisme et le matérialisme, qui n’est qu’une de ses formes. Epicure était matérialiste. Spinoza non. Pourquoi ? Parce qu’il considérait que la pensée existe aussi absolument que la matière. Soient par exemple l’âme et le corps : ils sont « une seule et même chose », écrit Spinoza, mais conçue « sous deux attributs différents », la pensée et l’étendue. Cela laisse entendre que cette « chose » n’est ni l’âme ni le corps, mais la réalité substantielle, passablement mystérieuse, qu’ils expriment l’un et l’autre. C’est ce qu’un matérialiste aura du mal à accepter. Parce qu’il nie l’existence de la pensée ? Certes pas ! Que nous pensions, c’est un fait d’expérience que le matérialiste ne saurait nier sans se contredire (puisque le matérialisme est une pensée). Ce que nie le matérialiste, ce n’est pas l’existence de la pensée, mais son existence substantielle ou indépendante. Etre matérialiste, c’est penser que tout est matière ou produit par la matière, et que la pensée, dès lors, n’a d’existence que seconde et déterminée. C’est en quoi, contrairement à ce que j’ai souvent lu à mon propos, je ne suis pas spinoziste.

Je suis convaincu, comme l’auteur de « L’Ethique », que « l’âme et le corps sont une seule et même chose ». Mais quelle chose ? Je réponds : « le corps », ce que Spinoza n’aurait pas fait. C’était déjà la position d’Epicure ou de Lucrèce, laquelle se trouve, à notre époque, considérablement renforcée par les progrès des neurosciences. Etre matérialiste aujourd’hui, c’est d’abord affirmer que c’est le cerveau qui pense, et qu’aucune idée, qu’elle soit vrai ou fausse, n’existe indépendamment d’un organe matériel qui la conçoit (en l’occurrence le cerveau). Que cela aussi soit sans preuve, je l’admets à nouveau volontiers (le matérialisme relève de la métaphysique, non de la neurologie). Mais la thèse opposée – l’existence substantielle et indépendante de la pensée, tout aussi métaphysique, me parait malgré tout fragilisée par les progrès des neurosciences.

Une conséquence importante du matérialisme est l’inéluctabilité d’une mort totale et définitive. Si c’est le cerveau qui pense, sa mort sera également la nôtre, à laquelle nous ne saurions échapper. Le matérialisme est une pensée tragique. Toute vie est éphémère, fugace, transitoire ; et si l’on peut penser qu’elle n’en est que plus précieuse (tout ce qui est rare est cher !), reconnaissons qu’elle n’en est aussi que plus désespérante. Reste alors à transformer ce désespoir en bonheur : c’est ce que j’ai essayé, à la suite d’Epicure et de beaucoup d’autres, de rendre concevable. Cela ne tient plus de la métaphysique mais de l’éthique, qui n’est pas mon sujet.

L’autonomie du vrai

Venons-en pour finir au rationalisme. C’est le plus difficile. Etre rationaliste, c’est penser que tout est rationnel : l’irrationnel est un ensemble vide, au même titre que le surnaturel. Cela suppose que l’on ne confonde pas le rationalisme (ce que la raison peut, au moins en théorie, connaître ou comprendre) et le raisonnable (ce que la raison peut approuver). Que le déraisonnable existe, nul ne songerait à le nier. Mais le rationaliste est persuadé que ce qui est déraisonnable – un délire, un rêve, une panique – est aussi rationnel que le reste. Les hommes étant ce qu’ils sont – conduits par le désir, comme dit Spinoza, plutôt que par la raison – il serait irrationnel qu’ils soient toujours raisonnables. Freud ne dit pas autre chose, et c’est en quoi il est un des plus grands rationalistes des temps modernes.

En quoi est-ce une pensée difficile, spécialement pour un matérialiste ? En ceci que le rationalisme suppose que la pensée puisse se soumettre au vrai, donc être conduite par des raisons, et non déterminée par des causes. C’est le cerveau qui pense, disais-je. Soit. Mais c’est vrai chez l’imbécile autant que chez le génie, chez l’ignorant autant que chez le savant. Quelle différence neurologique y a-t-il entre une idée vrai et une idée fausse ? Tous les neurologues que j’ai interrogés m’ont répondu : « Aucune. » Mais alors, la neurologie est incapable de rendre compte de quelque vérité que ce soit, fût-ce la vérité de la neurologie ! Le matérialisme, pour pouvoir penser sa propre vérité, a donc besoin de se soumettre à autre chose qu’à la matière – à ce que j’appelle, complétant Spinoza par Montaigne ou Popper, « la norme de l’idée vraie donnée ou possible ». Il a besoin, dans le même mouvement, de nier l’indépendance substantielle de la pensée (c’est le cerveau qui pense) et d’affirmer son autonomie fonctionnelle (ce n’est pas parce que le cerveau la pense qu’une idée est vraie ; c’est parce qu’elle est vraie que, dans certaines conditions, tel cerveau la pense). Hétéronomie de l’âme (matérialisme) ; autonomie du vrai (rationalisme). Cela ne voue pas le matérialisme à l’incohérence, mais l’oblige à se donner une théorie de l’émergence, comme on dit aujourd’hui, dont le modèle se trouvait déjà chez Epicure ou Lucrèce : les atomes ne vivent pas, et nous vivons ; les atomes ne pensent pas, et nous pensons ; les atomes ne raisonnent pas, et nous raisonnons.

Vie, pensée et raison sont donc bien matérielles (il faut être un corps pour vivre, penser, raisonner), sans se réduire à leur seule dimension physique. Un corps vivant et autre chose et plus qu’un panier d’atomes. Une idée vraie, autre chose et plus qu’une idée fausse. Pour qu’il y ait une différence entre une idée vraie et une idée fausse, entre la connaissance et l’ignorance, entre une science et une superstition, il faut donc que la pensée ne soit pas seulement déterminée par des causes, mais aussi conduite par des raisons : qu’elle ne soit pas seulement matériellement déterminée, mais aussi rationnellement justifiée. Comment est-ce possible ? Aux neurobiologistes de répondre. Mais que cela soit, c’est ce que le progrès des sciences, si spectaculaire, rend de plus en plus difficile à contester.

Ajoutons qu’une idée vraie, en tant qu’elle est vraie, ne dure ni ne passe. Dans cent mille ans, plus personne ne se souviendra de l’article que vous êtes en train de parcourir ; il n’en restera pas moins vrai que je l’ai écrit et que vous l’avez lu. « Si la vie est éphémère, disait Jankélévitch, le fait d’avoir vécu une vie éphémère est un fait éternel. » Je dirais plutôt : « une vérité éternelle », comme elles le sont toutes. Par exemple cette petite fille qu’on gaza à Auschwitz, ou cette rencontre que vous fîtes hier, ou cet oiseau qui s’envole : éternellement cela restera vrai.

La métaphysique rejoint ici la spiritualité, ou y mène. Nous sommes déjà dans le Royaume : l’éternité, c’est maintenant.

André Comte-Sponville

 

Une réflexion sur “Athée, j’ai une métaphysique

  1. J’ai, et sans doute à cause de ma culture de scientifique, de profondes réticences sur la dernière partie de ce texte concernant le rationalisme.

    Pour un scientifique, une idée n’est « vraie » que parce qu’elle est corroborée par l’observation. Elle cesse de l’être dès qu’une exception dans les observations apparaît.
    En fait, le raisonnement rationnel est une construction sociale et s’il produit plus d’idées « vraies » – c’est à dire corroborées par l’observation – que ne le font les heuristiques rapides de jugement propres à l’humain, c’est parce qu’il s’est construit collectivement, au fil des expériences, dans cet objectif : prévoir des faits observables.
    Même les mathématiques, réputées être la rationalité par excellence, sont basées sur des postulats non démontrables (voir le Théorème d’incomplétude de Gödel https://fr.wikipedia.org/wiki/Théorèmes_d%27incomplétude_de_Gödel)
    Mais les capacités de perception et de cognition humaines sont limitées et par exemple nous sommes incapables de nous représenter un espace au delà de 3 dimensions ou de concevoir qu’en partant tout droit dans l’Univers nous reviendrions à notre point de départ. Et donc notre rationalité construite dans notre perception d’humains ne serait probablement pas adéquate dans un autre univers. C’est si vrai que les astrophysiciens et les physiciens quantiques ont dû inventer d’autres instruments mathématiques pour analyser et prévoir leurs observations.

    Mon diagnostic est que tout cela relève d’une conception déterministe (causaliste) de la Nature selon laquelle tout événement est l’effet d’une cause, elle-même effet d’une cause supérieure, et ainsi de suite jusqu’à la cause primordiale (Dieu ou Le Tout pour certains). C’est la conception la plus répandue dans les cultures monothéistes, y compris chez les scientifiques jusqu’à la découverte des phénomènes de chaos non linéaire dans les années 60. Nous savons aujourd’hui que de petites différences de départ peuvent conduire à terme à des différences importantes, que tout système ne repasse jamais deux fois exactement par le même point et que notre Univers n’est qu’une des possibilités qui s’est réalisée parmi les millions d’autres, tout aussi plausibles qui ne se sont pas réalisées. C’est d’ailleurs pourquoi ne temps est irréversible (ce qui, entre parenthèses est une observation commune de notre vécu).

    Le point qui confirme le diagnostic est l’importance que le philosophe accorde au fait que, « dans cent mille ans, même si personne ne se souviendra de l’article, il n’en restera pas moins que il a été écrit et que vous l’avez lu ». C’est comme attribuer de l’importance au fait qu’une bille en équilibre instable sur un monticule tombe plutôt à droite qu’à gauche parce qu’une brise légère l’aura plutôt poussée de ce côté. Des milliards d’événements de ce genre se produisent chaque milliardième de seconde dans l’Univers.

    Pour plus de détails voir cet autre article du site : https://allsapiens.wordpress.com/2018/05/24/la-fin-du-determinisme/

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