L’existence de l’être
Le langage courant confond être et exister et emploie l’un pour l’autre. Leur distinction nous est cependant épistémologiquement nécessaire. Distinguons donc être et exister en nous servant de l’étymologie de ce dernier :
- est tout élément de l’Univers sans exclusive
- existe (du latin exsistere, ex+sistere = sortir de, se manifester, se montrer) ce qui se manifeste à vous, ce qui interagit avec vous. C’est ce dont vous pouvez percevoir les effets à travers vos organes des sens, éventuellement prolongés par vos instruments. L’existence est empirique.
L’existence est donc relative, dépendante du récepteur. Par exemple les phéromones que dégagent les papillons femelles pour attirer les mâles à des centaines de mètres à la ronde existent pour les papillons mais n’existent pas pour les humains. Ou tout du moins n’existaient pas avant que les humains n’aient développé les instruments de mesure leur ayant permis de capter ces phéromones.
Pourraient donc être des choses qui n’existent pas pour nous parce que – et tant que – leurs manifestations ne nous parviennent pas. Mais nous n’avons alors aucune raison de supposer qu’elles sont.
Et à l’inverse si une chose n’existe pas (c’est-à-dire de ne manifeste pas à nous) :
- soit nous n’avons même pas l’idée de l’évoquer ;
- soit notre évocation est le pur produit de notre imagination et la probabilité pour que cette évocation corresponde à un étant est nulle.
Voilà pourquoi le langage courant ne distingue pas les deux expressions. Seule l’existence est accessible, vérifiable, empirique.
Le corps intermédiaire
Existe ce qui se manifeste à nous. Et nous percevons l’existant par l’intermédiaire de notre corps, lequel nous permet également d’interagir sur cet existant. Les manifestations de l’existant perçues par notre corps sont principalement :
- la réception de photons lumière par notre rétine,
- la capture de molécules odorantes par nos papilles olfactives,
- l’action de forces de pression externes sur notre peau et sur nos tympans,
- la perception des températures relatives externes par notre peau,
- l’influence des champs gravitationnels (pesanteur, accélérations,…) sur nos organes,
et - l’ensemble des perceptions sur l’état et les mouvements de tous nos muscles et organes. Ces dernières perceptions nous permettent d’appréhender non seulement notre propre corps comme faisant partie lui-même de l’existant mais également d’appréhender nos interactions avec l’existant environnant (comme lorsque nous saisissons un objet).
Ces perceptions sont converties en impulsions électriques nerveuses à destination des centres de traitement du cerveau. Comment ces impulsions électriques contiennent-elles les informations nécessaires au cerveau pour construire sa représentation de l’existant ? La réponse n’est pas aussi simple qu’il y paraitrait. Et nous nous en approcherons en considérant une machinerie analogue mais plus simple inventée par l’humain, en l’occurrence un scanner tridimensionnel chargé de fournir une représentation numérique en 3D d’un objet quelconque.

Plusieurs méthodes existent mais d’une façon générale, il s’agit de balayer toute la surface de l’objet à numériser à l’aide d’un pinceau laser, de prendre ainsi une grande quantité de points de mesure sur l’objet et de situer chacun de ces points dans un repère spatial tridimensionnel en repérant avec précision les positions respectives du pinceau de lumière et de l’objet. On relèvera que cela nécessite un mouvement relatif du scanner autour de l’objet et une corrélation entre les mesures prises et ce mouvement.
Nous retrouvons ce principe du mouvement relatif des capteurs et de la corrélation des perceptions avec ce mouvement, dans le fonctionnement de notre corps, notre intermédiaire perceptif. Mais l’application de ce principe est considérablement démultipliée par le nombre de perceptions simultanées en jeu (lumières, sons, odeurs, toucher, etc.) et le nombre de structures de l’existant à balayer (cette table-ci, ce vase sur la table, ces fleurs et leur odeur, ce chat et son miaulement, ces arbres et leur bruissement, ce rocher).
En même temps que les informations provenant de ses capteurs – yeux, oreilles, nez, peau,… – le corps envoie au cerveau les informations concernant la position de ces capteurs – position des globes oculaires, inclinaison et rotation de la tête, allonge des bras, position générale et mouvement du corps, etc. Et c’est en corrélant puis en intégrant toutes ces informations que notre cerveau, tel un scanner de numérisation 3D, reconstitue une représentation 3D de l’existant.

Lorsque vous observez une sphère tenue entre vos mains, la corrélation de la position en mouvement des mains et des doigts et des sensations de toucher permet la construction d’une représentation de la forme dans l’espace. La convergence des yeux va fournir l’indication de la distance ainsi que celle des variations si caractéristiques de la lumière sur la surface de la sphère. Toutes ces informations et d’autres seront intégrées dans le concept « sphère » et mémorisées. Plus tard, la seule perception du dessin caractéristique de la lumière suffira pour faire surgir l’objet, sa forme et sa distance dans un espace à trois dimensions.
La vue est probablement l’un des sens le plus important pour l’humain. Mais sans le mouvement et les perceptions du corps, notre univers se résumerait à un fond où tout serait confondu.

Il est d’ailleurs une chose dont nous pouvons tous nous rendre compte au quotidien : c’est que lorsque nous rêvons, ou même lorsque étant éveillés nous évoquons dans notre tête le souvenir de scènes vécues, notre expérience sensible n’est alors pas la même que lors des scènes réelles. Et c’est parce que notre corps, dans ces expériences de rêve ou de souvenir, ne participe pas.
Pourquoi l’existant nous est intelligible
Supposez que vous assistiez à une séance hyperréaliste dans un cinéma 3D avec écran enveloppant, diffusion sonore omnidirectionnelle, fauteuils animés de mouvements et diffusion d’odeurs. Imaginez maintenant que la machinerie du cinéma se dérègle et que l’écran n’affiche plus que des images brouillées, que le son devienne du bruit, que les mouvements des fauteuils soient désordonnés et les odeurs un affreux mélange. Le film sera illisible et vous ne retirerez de votre expérience qu’un terrible mal de tête.
L’existant nous est lisible parce qu’il est structuré et ce, dans l’espace comme dans le temps. Ces fleurs sont ici, ce chat arrive là et ces arbres sont là-bas. Et ce parfum de rose semble provenir de ces fleurs, ce miaulement vient de la direction de ce chat et ces bruissements de feuilles sont dans la direction de ces arbres. Cette structure de l’existant est le résultat des mécanismes d’auto-organisation ayant présidé à sa constitution.
Cependant si cette structuration de l’existant nous le rend lisible, c’est également parce qu’elle a été mise à profit par l’adaptation des organismes vivants au cours de l’évolution des espèces, lui conférant ainsi ce caractère de lisibilité d’une syntaxe.
Mais cela ne suffit pas. Si le miaulement pouvait soudain venir des fleurs et que le chat se mettait à sentir la rose, nous serions désorientés. Plus rien n’aurait de sens.
L’existant nous est en sus intelligible parce qu’il présente une certaine prédictibilité, celle que lui confère la causalité des lois de la Physique et des propriétés des structures autoorganisées.
C’est l’intérêt subjectif des individus dans l’utilisation de cette prédictibilité qui lui confère le sens d’une sémantique.
Notons que l’Univers, la Nature, n’ont intrinsèquement pas de sens. L’existant est certes intrinsèquement structuré et causal parce qu’il est issu des mécanismes d’auto-organisation et des lois de la Physique. Mais les valeurs de lisibilité et d’intelligibilité que nous lui attribuons sont extrinsèques et subjectives : elles sont conférées par nos intérêts propres. Elles viennent de ce que les caractères de structure et de prédictibilité de l‘existant ont été mis à profit par l’adaptation des organismes vivants au cours de l’évolution des espèces.
Les valeurs syntaxiques et sémantiques de l’existant ne sont d’ailleurs pas les mêmes suivant les organismes vivants et la manière dont ils interagissent avec leur environnement.