
En Inde, les éléphants sont attachés à la patte par une cordelette qu’ils pourraient très aisément rompre. Or ils n’essayent pas, pourquoi ? Parce que lorsqu’ils étaient éléphanteaux, cette cordelette était suffisante pour les retenir et que la mémorisation de leurs échecs successifs à s’en libérer en a fait disparaître la volonté.
Considérer que le seul déterminisme qui soit imprescriptible pour tout organisme vivant est celui – phylogénique, conféré par les mécanismes de l’évolution et de la sélection des espèces – de la survie et de la reproduction de ses gènes, voilà qui, contradictoirement, donne une grande liberté à l’humain.
À sa naissance, pourtant, le bébé humain n’a de volonté ni de capacité autres que celles de téter et de susciter les soins de son entourage adulte. Sa liberté est extrêmement réduite et sans les adultes qui l’entourent il ne pourrait survivre. Sa personne, sa force et sa liberté se construiront au fil de l’existence. Nous allons expliciter cette construction en utilisant la métaphore de l’exploration d’une forêt vierge qu’autorise le fonctionnement connexionniste du cerveau.
Imaginez un sujet, mû par ses seuls déterminismes biologiques, en quête d’eau et de nourriture, se frayant un passage dans la forêt vierge. Il ne sait a priori quelle direction prendre et avance de manière exploratoire, bifurquant lorsqu’un obstacle se révèle insurmontable, jusqu’à ce qu’il trouve ce qu’il cherche. Il disposera alors d’un trajet, plus ou moins bien marqué, réutilisable plus tard pour cette même quête. Il ne pourra cependant pas toujours utiliser le même : de nouveaux obstacles, contingents, vont se présenter (un animal dangereux sur la route, une rivière en crue). Ainsi accumulera-t-il les trajets forestiers, marqués positivement ou négativement, vers différents lieux d’intérêt. Les trajets les plus utilisés s’amélioreront, au fil des passages, en sentes, puis sentiers, puis chemins, puis routes,… de plus en plus aisés et rapides. Par contre les trajets les moins utilisés s’effaceront peu à peu, la forêt reprenant sa place. Tracés au hasard des circonstances, les trajets ne seront pas optimum. C’est en multipliant les explorations et les tracés que notre sujet pourrait trouver de meilleurs passages, créer des raccourcis. Cependant le temps et l’énergie nécessaires à cette exploration et l’existence de voies faciles et rapides inciteront notre sujet à suivre les sentiers battus, même si de meilleurs tracés pourraient être trouvés, ce dont il n’a d’ailleurs pas forcément conscience.
Imaginez maintenant que la forêt de notre sujet ne soit pas un territoire vierge mais qu’elle ait été aménagée par les générations ayant précédé et que notre sujet dispose maintenant d’une carte de ce territoire, d’un « mode d’emploi ». Plus besoin d’explorations aléatoires : les trajets dans la forêt auront déjà été tracés, optimisés, aménagés par les efforts de plusieurs générations et notre sujet bénéficiera directement de tout ce travail qu’il n’aura pas eu à accomplir.


Note 1 : La cognition est l’ensemble des processus qui se rapportent à la fonction de connaissance et mettent en jeu des processus mentaux tels que la mémoire, le langage, le raisonnement, l’apprentissage, l’intelligence, la résolution de problèmes, la prise de décision, la perception ou l’attention, mais également des processus corporels tels que la perception, la motricité et les émotions. On parle également de capacités cognitives.
Cette histoire forestière est une métaphore de la manière dont se construit notre cognition : hormis quelques structures de base, le cerveau du bébé est vierge à sa naissance et ses connexions synaptiques s’établissent tels les trajets forestiers au fil des expériences de vie, les connexions les plus utilisées se renforçant, les moins utilisées s’affaiblissant. La carte des trajets enregistrés dans la forêt neuronale sous forme de connexions synaptiques trace ainsi les circuits de la décision – nos heuristiques de jugement : par exemple, pour tel objet et dans telles circonstances prendre tel trajet plutôt que tel autre plus malaisé. Cette construction au hasard des circonstances n’est ni complète ni optimale et donne lieu à de nombreux biais dans nos représentations, nos connaissances et nos jugements lorsque les choses en restent ainsi.
Mais comme pour la forêt aménagée de notre métaphore, 1) d’une part nos sociétés occidentales vivent dans un environnement aménagé par toutes les générations précédentes, et 2) d’autre part nous disposons chacun d’un « mode d’emploi » transmis par l’éducation, les parents, l’école, et autres moyens d’information et d’apprentissage.
Bien évidemment le bébé, puis l’enfant, et même plus tard l’adulte, ne sont pas immédiatement capables d’ingérer tout ce « mode d’emploi » et il leur faut procéder par étapes mêlant expériences personnelles et transmission de connaissances afin d’acquérir la cognition nécessaire. Comment se fait cette acquisition ? Nous savons depuis les travaux du neuroscientifique António Damásio que toute mémorisation se fait par l’intégration des émotions – les marqueurs somatiques – ayant accompagné l’expérience. En l’occurrence, l’acquisition du « mode d’emploi » se fera par l’enregistrement des émotions positives liées à l’accomplissement des déterminismes biologiques, comme le montre le schéma suivant :

Intégration de la cognition collective
Explicitons ce schéma. Le sujet est toujours mû par ses déterminismes biologiques. La société lui offre des opportunités de satisfaire ces déterminismes par ses infrastructures et leur « mode d’emploi ». Si ces opportunités et leur « mode d’emploi » s’avèrent efficaces pour satisfaire les déterminismes du sujet, celui-ci les incorporera dans sa propre cognition. Nous avons ainsi une boucle de développement ontologique du sujet (en vert sur le schéma).
Notons que ce « mode d’emploi » constitue la cognition sociale collective et que nous pouvons le qualifier de « règle du jeu », de « morale », de « normes sociales », ou de « habitus« . La société inculque sa vision du monde, ses valeurs, ses desseins, en utilisant les déterminismes biologiques du sujet. C’est ici que nous entrons dans une nouvelle dialectique concernant notre système [Liberté] :
- d’une part cette capitalisation au fil des générations, portant à la fois sur la maîtrise de son environnement et sur sa cognition, accroit les capacités et donc la liberté du sujet,
- d’autre part ce legs d’un « mode d’emploi » constitue une sélection à la fois des opportunités qu’il convient de saisir et de la manière dont « il faut » se comporter et est donc une restriction de la liberté du sujet.
Ce schéma permet également de comprendre pourquoi les humains acceptent les inégalités sociales, obéissent à des injonctions contraires à leurs intérêts vitaux, se soumettent à la violence :
- Effacement des opportunités autres que celles correspondant aux comportements souhaités.
- Utilisation de la concurrence entre déterminismes biologiques en jouant la survie contre le désir de puissance (ou inversement), l’attachement contre le désir sexuel, la sécurité contre le désir de puissance, etc.
Ceci questionne immanquablement la prétention d’une construction individuelle de la liberté : la construction du sujet étant à la fois individuelle et collective, la construction de sa liberté ne peut qu’être à la fois individuelle et collective.
Nous pouvons maintenant compléter notre schéma original du [Système dialectique de la liberté] pour l’humain en y incorporant ses déterminismes et sa construction ontologique pour aboutir au schéma suivant :

- L’environnement est l’environnement social, l’environnement naturel est sous contrôle.
- Le système [Liberté] est dynamique : par la boucle de rétroaction (en bleu sur le schéma) les actions du sujet forment sa cognition et construisent le sujet ontologique social grâce aux émotions positives procurées par l’accomplissement de ses déterminismes biologiques.
- La société fournit les opportunités pour les déterminismes biologiques de s’exercer ainsi que la cognition collective (le « mode d’emploi ») influençant ainsi la volonté du sujet.
- Les obstacles sont constitués par les lois et règles sociales, lesquelles ne sont pas neutres comme le seraient des obstacles naturels mais dessinent un dessein social.