Il n’y a pas de raison sans émotions
En 1994, Antonio Damasio, universitaire et chercheur en neurosciences, publie « L’Erreur de Descartes » et bouleverse depuis la perspective des neurosciences cognitives. En se basant sur des observations cliniques, Antonio Damasio démontre qu’il n’y a pas de raison sans émotions car ce sont elles qui nous guident vers les meilleurs choix. Les patients examinés par Antonio Damasio, incapables suite à des lésions d’éprouver des émotions, sont également incapables de prendre des décisions bien qu’ayant gardé toutes leurs facultés de raisonnement.
Ce que Antonio Damasio appelle émotions sont des manifestations somatiques inconscientes (une sécrétion de testostérone par exemple) qu’il distingue du ressenti conscient (une bouffée de colère) auquel ces émotions peuvent donner lieu. Notre corps conserve des traces de ce que nous vivons et les réactive suivant le contexte pour, notamment, aider à éliminer les choix qui pourraient, sur la base de l’expérience, s’avérer préjudiciables. Ce processus, automatique, peut se réaliser à notre insu (lorsque nous décidons sans trop savoir pourquoi, sur la base de l’intuition), ou engendrer des sensations qui attireront notre attention. Les observations par imagerie cérébrale et les tests de neuropsychologie pratiqués depuis, sont venus confirmer cette hypothèse et les études sur les émotions ont disséminé dans les autres branches du savoir, par exemple chez les historiens et même chez les économistes où elles sont venues déconstruire le mythe de l’Homo œconomicus guidé par le seul calcul rationnel.
La « machine à émotions »
Le schéma en tête de cet article est extrait d’une conférence donnée par Antonio Damasio à The Italian Academy – Columbia University le 24 mars 2006. Il décrit le processus dans ses parties conscientes et inconscientes.
Antonio Damasio détaille de la manière suivante la signification de ce schéma (les lettres entre parenthèses se référent aux flèches du schéma) :
- la perception d’un objet ou d’un fait génère simultanément :
- (a) des émotions
- (b) une mémorisation
- Les émotions ainsi générées :
- (c) provoquent un ressenti conscient
- (d) viennent colorer la mémorisation et activer la mémoire
- (e) et activant la mémoire font surgir d’autres souvenirs apparentés
- Les souvenirs qui ressurgissent :
- (f) génèrent d’autres émotions qui (g) provoquent d’autres ressentis,
- (i) provoquent un raisonnement qui va lui même (j) générer des émotions et (k) de nouveaux ressentis.
- La perception évolue suite à :
- (l) la modification des émotions
- (h) l’émergence des souvenirs
Toutes ces opérations, tournent en boucle. Toutes, y compris le raisonnement, peuvent être plus ou moins conscientes. Le raisonnement inconscient est généré en premier et est très utile dans les cas d’urgence. Il consiste alors à corréler instantanément des émotions et des souvenirs apparentés pour provoquer une décision rapide, par exemple la fuite devant un danger.
On voit ici que les émotions jouent le rôle de marqueur et d’activateur. Marqueur des mémorisations, en fonction de la nature (agréable, désagréable) et de l’intensité des émotions (plus l’émotion sera forte et plus la mémoire en sera prégnante). Activateur des souvenirs et de l’action (fuir, accourir, …) On pourrait établir une métaphore entre ce rôle des émotions et le geste de surligner les passages intéressants d’un texte avec des marqueurs de couleurs différentes pour se les remémorer et les retrouver plus facilement.
Le rôle de la « machine à émotions » dans la construction sociale
Les émotions s’extériorisent par le langage du corps, langage qu’apprennent à lire les nouveaux nés par mimétisme, dupliquant ainsi en eux cette émotion. C’est ce que l’on appelle l’empathie, faculté de se mettre à la place d’autrui, de ressentir ce qu’il ressent.
Un exemple du fonctionnement de cette objectivation : une mère, par son langage corporel en présence d’une guêpe, apprend à son bébé de quelques mois à se méfier de cet insecte et lui transmet /fait éprouver l’émotion de la peur des guêpes avant même qu’il n’éprouve la douloureuse expérience de la piqûre. Cette peur sera retransmise collectivement alors que seuls quelques individus auront été piqués par l’insecte. ( C’est d’ailleurs un mécanisme bien connu de protection utilisé par de nombreuses espèces animales contre leurs prédateurs occasionnels. )
L’humain possède en plus la faculté de verbaliser les ressenti conscients. Les émotions peuvent alors mener leur vie propre et être retransmises d’individu à individu sans que ces derniers n’aient eu besoin d’expérimenter physiquement la situation source de l’émotion. Toute une collectivité peut alors partager et s’enrichir des expériences qu’elle n’a pas personnellement vécues et de la connaissance qui va avec