Il est une expérience sensible commune, permanente, et pourtant extraordinaire, celle de notre intime sentiment d’être et de la forte présence sensorielle de tout ce qui nous entoure.
C’est ce qu’en philosophie de l’esprit on désigne par conscience phénoménale et que nombre de philosophes qualifient de « problème difficile de la conscience », signifiant par-là l’impossibilité de donner à ce phénomène une explication matérielle.
Seul, croyons-nous, un être vivant éprouverait mystérieusement une telle immatérialité, aucun robot, aucune intelligence artificielle, ne le pourrait.
Et bien la suite va nous montrer comment l’utilisation de connaissances biologiques actuelles associées à un modèle physique simple démystifie – matérialise – cette conscience phénoménale.
La Science déconstruit parfois des siècles de philosophie…
Un modèle simple pour tout expliquer, celui du Scanner 3D.
Un Scanner 3D c’est cet outil qui fournit une représentation numérique en 3 dimensions d’un objet quelconque.

Son principe consiste à balayer toute la surface de l’objet à numériser à l’aide d’un pinceau laser, de prendre ainsi une grande quantité de points de mesure sur l’objet et de situer chacun de ces points dans un repère spatial tridimensionnel en repérant avec précision les positions et orientations respectives du pinceau laser et de l’objet.
Le logiciel de l’outil affiche sur l’écran de l’ordinateur la représentation 3D ainsi construite (en la complétant au fur et à mesure des prises de points) et il est possible de l’y faire tourner sur plusieurs axes en déplaçant l’outil autour de l’objet.
Retenons pour la suite que la construction de la représentation 3D nécessite mouvement d’exploration (celui du pinceau laser) et corrélation (entre ce mouvement et les mesures prises).
En quoi donc sommes-nous des Scanners 3D ?
En 4 points a, b, c, et d :
a – Notre regard est un pinceau étroit.
Observez le diagramme suivant. Il montre la répartition des photorécepteurs, cônes et bâtonnets, sur nos rétines.

Les cônes sont essentiellement situés sur l’étroite zone centrale, appelée fovéa, tandis que le reste de la rétine porte les bâtonnets.
La conséquence en est que la vision précise et colorée portée par les cônes est contenue dans un faisceau étroit d’un degré d’angle. Pour s’en faire une idée pratique, cela correspond à la surface de l’ongle de notre pouce bras tendu devant soi. Le restant autour porte la vision floue et non colorée (ainsi que la vision de nuit) des bâtonnets.

b – Le pinceau de notre regard balaye l’objet d’intérêt.
Évidemment, si notre champ de vision est bien plus large, c’est parce que notre étroit faisceau de vision balaye la scène.
D’abord les mouvements rapides des yeux, dits saccades oculaires, sautent d’un point à un autre sur l’objet observé :

Ensuite les mouvements de la tête, ceux du corps, et les déplacements de l’observateur prolongent ces saccades oculaires pour explorer sous tous les angles l’objet d’intérêt.
c – Notre cerveau construit notre représentation 3D en corrélant mouvement et perception.
Les positions des muscles des yeux, de la tête et du corps lui permettent de situer spatialement la prise de vue de chaque saccade oculaire, et, en relation avec les prises de vues précédentes, de l’associer aux déplacements relatifs de l’observateur et de l’objet observé.
Le cerveau intègre ces prises de vue successives en une représentation spatio-temporelle dynamique comportant une succession de points d’intérêt focaux.
Seules les zones d’intérêt étant balayées, le cerveau invente le reste, crée un fond rémanent, par extrapolation et à partir des réminiscences des prises de vue antérieures et de ce qu’il sait.
d – Le résultat de la construction 3D s’affiche sur l’écran de notre conscience
Comme pour l’outil Scanner 3D, les manipulations et calculs restent invisibles, seul s’affiche le résultat.
La succession des points d’intérêt balayés par le regard se traduit par une suite de scénettes du film de notre conscience (sur lequel on pourra en savoir plus en cliquant sur le lien.)

Comme pour l’outil Scanner 3D, tourner la tête et déplacer le corps permettent d’afficher notre représentation 3D sous plusieurs angles sur le film de la conscience.
Nous sommes donc des scanners 3D humains, des Êtres-Scanners 3D.
Notre Être-Scanner 3D est un chasseur d’« affordances ».
« Affordances » ? Un néologisme anglais très utile pour décrire les comportements du vivant et qu’il convient maintenant d’expliquer.
Se contenter de peu est un avantage dans la compétition entre espèces et individus. Aussi les mécanismes de l’évolution favorisent-ils une correspondance parcimonieuse entre les capacités des espèces et leurs biotopes.
De cette parcimonie n’émergent que des comportements perception-action utilitaires. Chacun ne perçoit au prime abord que les potentialités d’utilisation, et cette perception porte en elle le mode d’utilisation, invite à cette utilisation, déclenche automatiquement l’action. C’est ce qu’en sciences du comportement on appelle « affordances ».
Programmées phylogénétiquement par l’évolution (un humain et un cheval n’ont pas le même rapport aux choses) et ontogénétiquement par l’expérience (nous voyons ce que nous avons appris à voir), les affordances sont subjectives, propres à chaque espèce et individu.
Ainsi :
d – Nous ne voyons que ce que nous avons appris à voir.
L’exemple suivant évitera les longues explications :
Je suis un jour sorti avec un voisin paysan chercher des champignons. Son panier fut vite rempli alors que quelques unités vaguaient dans le mien. À un moment il s’arrêta, béret en arrière, m’observant. Et comme, interrogatif, je le regardais, il m’apostropha goguenard : « Et celui-là, à vos pieds, vous ne le ramasserez pas ? » « Celui-là », je ne l’avais effectivement pas vu. Il était certes en grande partie caché par la végétation mais j’aurais au moins dû détecter la texture et la rousseur de la tâche apparaissant dans l’herbe.
e – Nous ne voyons que ce que nous cherchons à voir.

Le tracé des saccades oculaires sur la figure précédente montre que l’exploration du regard n’est pas exhaustive mais se concentre sur les seules zones d’intérêt pour le regardeur. Sur un visage ce seront en l’occurrence les yeux, la bouche, les zones d’expression, les zones d’identification.
Ainsi ne scannons-nous pas un visage objectivement tel un appareil photographique enregistrant le détail des bosses et creux, lignes et courbes, ombres et lumières. Non, au lieu de cela nous percevons un congénère avec lequel nous cherchons à interagir en lisant ses expressions. Bref, une affordance.
Nous vivons dans le monde subjectif des affordances recherchées, détectées, explorées, révélées, par notre Être-Scanner 3D.
Et c’est cette chasse aux affordances qui détermine les trajets et les saccades de notre balayage visuel et les mouvements sensorimoteurs qui vont avec, dans une boucle comportementale perpétuelle corps – cerveau – environnement.
S’il n’en était pas ainsi, voilà ce à quoi ressemblerait notre perception du Monde :

Comment notre Être-Scanner 3D démystifie le concept philosophique de « conscience phénoménale »
La « conscience phénoménale » des philosophes
Les mécanismes précédemment décrits sont structurés causalement et ne laissent guère de doute sur la possibilité future de leur explication matérialiste, voire de leur simulation par des réseaux de neurones.
Il en semble autrement du sentiment ineffable et personnel d’être.
Celui-ci constitue ce qu’en philosophie de l’esprit on désigne par conscience phénoménale. Il ne peut guère s’exprimer que par la formule du philosophe Thomas Nagel : « l’effet que cela fait de… » Formule suivie de toutes sortes d’expériences sensibles qualitatives telles que le sentiment d’être, l’état mental d’une couleur, du chaud, du froid, d’une piqûre, d’une anxiété, etc. (On parle alors de qualia (prononcé [kwa.lja] ; au singulier quale)).
Leurs caractéristiques font des qualia et de la conscience phénoménale la pierre angulaire de ce que nombre de philosophes, après David Chalmers, qualifient encore de « problème difficile de la conscience », signifiant par-là l’impossibilité de donner à ce phénomène une explication matérielle. Ce qui, malgré les progrès des neurosciences contredisant cette idée, continue à alimenter la croyance séculaire en un mystère de la conscience, célébré mondialement par philosophes et théologiens comme la preuve intangible et insurpassable de l’existence de l’âme, ou tout au moins du dualisme corps-esprit (du « je pense donc je suis » de Descartes), ou du libre arbitre.
Démystification du concept de « conscience phénoménale » par le modèle Être-Scanner 3D
Nous rejoignons ici la théorie du chercheur en psychologie Kevin O’ Regan lorsqu’il démystifie le concept de conscience phénoménale sur ses qualités objectives observables – ineffabilité, non-structuration causale, présence sensorielle :
- L’ineffabilité, c’est à dire l’incapacité à relater verbalement l’expérience sensible, est simplement la conséquence de ce que nous ne sommes pas conscients du détail des mécanismes produisant nos représentations (commandes sensorimotrices composant les mouvements de nos perceptions, traitements de corrélation et d’intégration, …)
- La non-structuration causale, c’est-à-dire l’impression d’un phénomène unitaire, non matériel et donc non décomposable en éléments reliés causalement, est une illusion liée à la fois :
- à la non conscience du détail des mécanismes produisant nos représentations,
- à la complexité des structures de traitement mettant chacune en jeu des millions de neurones, et notre incapacité à appréhender analytiquement de telles structures,
- à la limitation au temps présent de nos perceptions sensibles conscientes.
Or les sentiments liés à nos perceptions sont déterminés sur le moyen et long terme par la structuration de nos connexions neuronales par l’Évolution et par nos expériences de vie. Nous ne pouvons pas nous rendre compte que « ce que cela nous fait » de voir la couleur rouge aujourd’hui ne correspond pas à ce que cela nous faisait auparavant ou en d’autres circonstances.
- La présence sensorielle du monde et la sensation de la réalité de nos actions résultent, elles, des facteurs suivants :
- La richesse du réel : le monde arbore une infinité de détails dépassant largement tout ce qui peut être imaginé, ce qui distingue définitivement la perception de l’imagination.
Nos mouvements imperceptibles en dévoilent de nouveaux à chaque fraction de seconde, ce qui fait « vivre » la perception. - L’interaction corporelle : le fait de bouger son corps, sa tête, ses yeux, etc. modifie la perception de manière corrélée, alors qu’un monde imaginaire ne bougera pas de manière coordonnée avec le corps.
- L’insubordination du réel : le réel lui-même bouge, vit et échappe au contrôle du cerveau ce qui marque son extériorité indépendante, contrairement à un monde imaginaire.
- Le saisissement par le réel : le réel s’impose à nous, interrompt nos pensées et nos tâches, nous accapare. Il n’y a rien que nous puissions y faire, contrairement au contenu de nos pensées.
- La richesse du réel : le monde arbore une infinité de détails dépassant largement tout ce qui peut être imaginé, ce qui distingue définitivement la perception de l’imagination.
Conclusion
Cette modélisation sur le principe du Scanner 3D est au final pleine d’enseignements :
- Nous avons là une illustration compréhensible du fonctionnement de notre perception et représentation du Monde,
- La connaissance passe par le mouvement interactif. Nous l’avons montré de manière concrète concernant la connaissance de son environnement physique. Mais on peut également l’étendre métaphoriquement et dire que toute connaissance est interaction.
- C’est parce que nous bougeons et interagissons que nous éprouvons cet ineffable sentiment de réalité que les philosophes nomment conscience phénoménale. Et il s’agit là d’un phénomène physique.
- Tout concourt à une vision matérialiste du Monde (tout est matière, au sens physique large de ce mot).
- Des siècles de concepts philosophiques doivent être rangés au placard de l’Histoire à la lumière de nos connaissances actuelles.
Références
- Fovéa – Wikipédia
- Cône (photorécepteur) – Wikipédia
- Bâtonnet (photorécepteur) – Wikipédia
- Saccade oculaire – Wikipédia
- Le film de la conscience – All Sapiens
- Conscience – Wikipédia
- Problème difficile de la conscience – Wikipédia
- Qualia -Wikipédia
- How to build a robot that feels (Comment construire un robot qui ressent) – J.Kevin O’Regan – Exposé au CogSys 2010 du ETH Zurich le 27/1/2010.
- Structural qualia: a solution to the hard problem of consciousness (Qualia structurelles : une solution au problème difficile de la conscience) – Kristjan Loorits – Frontiers in Psychology – 18 March 2014