Ouvrant votre frigo vous ne voyez pas ce cylindre blanc de diamètre 9 cm, de hauteur 25 cm, s’amincissant au sommet pour aboutir sur un petit cylindre rouge de diamètre 4 cm et de hauteur 1,5 cm. Cela ce serait une vision objective.
Non, ce que vous voyez c’est une bouteille de lait dont vous anticipez la saveur et la fraîcheur du contenu, qui vous tend les bras, et vous invite à la saisir d’une main et à l’ouvrir en tournant son bouchon rouge de l’autre. Cela c’est la vision subjective.

Le naturel subjectif contre le savoir objectif
Retenons :
- Subjectiver c’est considérer les choses d’un point de vue de leur utilité, de leur signification pour soi-même (le sujet).
- Objectiver c’est considérer les choses pour ce qu’elles sont dans l’absolu, mettant à distance toute utilité ou signification.
La Nature est économe en ressources. Se contenter de peu est un avantage dans la compétition entre espèces et individus. Aussi les mécanismes de l’évolution favorisent-ils une correspondance parcimonieuse entre les capacités des espèces et leurs biotopes.
De cette parcimonie n’émergent que comportements perception-action utilitaires. Chacun ne perçoit au prime abord que les potentialités d’utilisation, que ce qui pour lui fait sens. Et cette perception porte en elle le mode d’utilisation, invite à l’utilisation, déclenche automatiquement l’action.
C’est ce qu’en sciences du comportement on appelle « affordances« . Programmées phylogénétiquement (un humain et un cheval n’ont pas le même rapport aux choses) et ontogénétiquement par l’expérience, les affordances sont subjectives, propres à chaque espèce et individu.
Chacun de nous vit un monde subjectif d’affordances.
Et pourtant vous êtes aussi capable moyennant un effort supplémentaire de voir le cylindre blanc de diamètre 9 cm, de hauteur 25 cm, s’amincissant au sommet pour aboutir sur un petit cylindre rouge de diamètre 4 cm et de hauteur 1,5 cm en faisant abstraction de ce qu’il représente pour vous.
Les humains sont en effet capables d’objectivation ce dont semblent dépourvues les autres espèces. Mais il faut aller plus profond pour, comme l’ont fait les humains, renverser la table du déterminisme génétique.
En quoi les capacités d’objectivation de l’humain construisent-elles sa supériorité ?
Percevoir les choses au-delà de leur signification utilitaire et s’en libérer permet de jouer avec, de les incorporer dans d’autres scénarios, d’en entrevoir ainsi d’autres aspects, d’autres utilisations. Même si celles-ci avèrent peu pratiques elles nourriront les idées exploratoires de nouvelles potentialités. C’est là un comportement courant chez les enfants lorsqu’ils utilisent les objets pour d’autres usages que ceux auxquels ces objets étaient destinés (et qu’ils se font généralement reprendre – hélas à tort – par les parents pour cela.)
L’objectivation permet de dépasser le conditionnement phylogénétique minimaliste de l’évolution des espèces, de percevoir le monde au-delà de l’utilitaire immédiat et de nos capacités naturelles pour trouver d’autres potentialités d’utilisation. Bref, de donner un coup de pouce à l’évolution naturelle en lui ajoutant l’évolution culturelle.
Voyons ci-après 4 des principaux ingrédients qui construisent notre objectivation : 1) le jeu, 2) la rêverie, 3) les outils, 4) le langage. Et nous verrons ensuite un exemple exceptionnel de mise en oeuvre par un grand génie de l’Histoire scientifique, Albert Einstein.
1 – Le jeu, source d’objectivation

Le jeu a été observé chez de nombreuses espèces, notamment mammifères et oiseaux, également chez les pieuvres. La plupart des jeux imitent superficiellement des activités sérieuses propres à l’espèce telles la chasse, le sexe, l’agression. L’apparent gaspillage d’énergie du jeu ne serait aussi omniprésent dans la nature s’il n’était compensé par des gains importants du point de vue de la survie de l’espèce :
- Le jeu est un entraînement éducatif. Il construit des savoir-faire, des automatismes. Il augmentera ainsi l’efficacité du sujet dans la vie réelle.
- Cet entraînement est réaliste : il se fait dans un environnement physique présentant les caractéristiques de la Réalité, il fait intervenir le corps, les obstacles sont réels.
- Mais cet entraînement se fait en relative sécurité : le jeu ne présente pas tous les dangers du monde réel.
- En donnant l’occasion de tester sans danger plusieurs alternatives y compris les plus inhabituelles, le jeu permet de découvrir par hasard ou d’inventer, puis de tester empiriquement, de nouvelles pratiques inédites.
- Le jeu associe des comportements du sujet à des événements externes sans qu’il en résulte des conséquences immédiates. Il inculque ainsi la distinction entre des gains immédiats et des gains plus lointains et éduque à l’anticipation.
Le jeu introduit donc une « deuxième réalité ». Dans cette réalité, la vie continue comme si c’était la « réalité primaire », mais avec la belle différence que chaque fois que je n’aime pas ce qui se passe, j’arrête simplement le processus et je m’en vais, ou je le recommence. Le jeu permet donc de vivre plusieurs alternatives comportementales.
Cette distance assumée entre jeu et réalité ouvre la voie à l’objectivation.
2 – La rêverie consciente pour jouer dans sa tête
Notre flux conscient voit la succession alternative de deux types de séquences. Le premier, contrôlé par le Réseau Attentionnel Dorsal, est celui de nos perceptions conscientes, celles de l’environnement comme celles de notre corps. Le second, contrôlé par le Réseau du Mode par Défaut, est celui de nos rêveries et pensées conscientes ainsi que de notre monologue intérieur. C’est ce dernier qui nous intéresse ici.
Durant ces séquences du Réseau du Mode par Défaut nous nous construisons des expériences de vie fictionnelles en réutilisant les souvenirs de notre vécu comme autant de briques élémentaires. Ces constructions utilisent les mêmes processus que ceux ayant servi à la perception des scènes réelles. Et donc ces expériences fictionnelles sont semblables aux expériences réelles mais avec à la fois une moindre intensité, un moindre impératif et plus de liberté du fait que le corps ne participe pas à l’expérience.
Cette liberté et ce réalisme nous invitent à jouer dans notre tête. Chacun de nous en est témoin. C’est ainsi que nous revisitons nos expériences malheureuses en testant d’autres scénarios pour tenter de trouver une issue favorable. Que nous nous préparons à nos actions futures en leur imaginant différentes péripéties. Que nous tournons dans notre tête les possibles échanges avant un rendez-vous important. Que nous imaginons les manipulations nécessaires avant une exécution inhabituelle…

Dans notre tête, encore plus librement, nous nous construisons une seconde réalité dans laquelle nous avons toute maîtrise pour tester sans danger des expériences alternatives.
Bref, une autre porte ouverte à l’objectivation.
3 – Les outils, jouets de l’objectivation par contagion
Jouant avec les deux bâtons mis à sa disposition par W. Köhler, le chimpanzé se rendit accidentellement compte qu’il pouvait les emboîter bout à bout. Il utilisa alors l’outil qu’il venait de fabriquer pour se saisir de cette banane si convoitée et qui s’était avérée hors de la portée de ses bras, même prolongés par l’un ou l’autre des bâtons. Il ne manqua plus dès lors de remonter et réutiliser l’outil pour d’autres opportunités semblables.

Un outil est un élément neutre de l’environnement dont les caractéristiques objectives lui permettent de fonctionner avec les éléments subjectifs liés au sujet.
Considérer les caractéristiques objectives de l’outil entraîne la considération des caractéristiques objectives des autres éléments avec lesquels il doit fonctionner. L’usage d’outils conduit à une objectivation générale.
Ainsi dans le cas de notre chimpanzé de Köhler nous aurons :
- Objectivation de la banane : distance et forme de l’objet, caractéristiques de la surface qui le sépare du sujet, induisant ou non la possibilité de le tirer avec l’outil sur cette surface.
- Objectivation du chimpanzé : choix dans le répertoire comportemental de gestes appropriés pour saisir l’outil et attirer l’objet banane. Gestes forcément détournés de leur usage utilitariste premier car n’ayant pas été précédemment utilisés dans cette situation.
Note : Nous ne percevons que ce qui, par notre expérience, présente une utilité et découvrir de nouveaux outils ne peut être que le fruit du hasard des manipulations, qu’elles soient matérielles ou mentales. Manipuler des objets à priori sans utilité c’est ce qui s’appelle jouer. Et il s’avère effectivement que dans la Nature, seules les espèces capables de jouer avec des objets utilisent des outils.
4 – Le langage, pour jouer encore et toujours
Communiquer c’est induire un changement de comportement chez l’autre.
Cris de peur, de colère ou d’alarme, gestes agressifs, attitudes de soumission, chants d’oiseaux, parades nuptiales, émission de phéromones, …toutes les espèces animales communiquent. Une communication totalement subjective, émotionnelle, faite d’affordances utilitaires pour l’émetteur et le(s) récepteur(s) et propres à chaque espèce.
Mais seuls les humains, et dans une bien moindre mesure les autres hominidés, sont en sus capables d’un autre type de communication laquelle distingue le signifiant du signifié. Le signifié c’est le contenu utilitaire, subjectif, émotionnel. Le signifiant ce sont les signes et symboles, outils objectifs de transport du signifié.
Cette mise à distance permet de jouer avec les outils de communication, les signes et les symboles, de les associer pour créer de nouveaux outils porteurs de nouvelles significations, d’établir des règles communes d’association pour constituer des langages. Ces langages ont une double fonction :
- Ils permettent d’inventer des représentations du monde virtuelles.
- Ils permettent d’échanger ces représentations et de construire un monde virtuel collectif.
Analogies, métaphores, allégories, symboles, …les langages humains constituent les outils les plus divers de jeux collectifs.
Les jeux du langage représentent l’activité la plus importante et commune du genre humain dans une grande diversité de domaines et de supports : arts, lettres, mathématiques, médias, etc.

Les jeux du langage : une chaise, son image, sa description
La construction du savoir humain
En 1907, Albert Einstein énonce son Principe d’équivalence, l’un des fondements du passage de la Physique newtonienne à la Relativité générale, et qu’il qualifiera plus tard d’« idée la plus heureuse de [s]a vie ». Les écrits d’Albert Einstein et les rapports de son collaborateur et ami Banesh Hoffmann éclairent la démarche du grand physicien.
Einstein relata cette expérience de pensée connue aujourd’hui sous le nom d’Ascenseur d’Einstein. Elle met en scène une cabine dans l’espace avec des observateurs intérieur et extérieur en imaginant différentes situations.

Dans cette expérience de pensée, Einstein constate que la force de la gravité terrestre newtonienne est équivalente par ses effets à une accélération vers le haut. Il en tire le Principe d’équivalence et cette conclusion :
Les objets ne tombent pas c’est le sol terrestre qui accélère vers le haut !…
… Telle est en bref l’incroyable déduction qu’Einstein tirera de cette expérience de pensée. Une conclusion extraordinaire, contredisant totalement nos perceptions subjectives. Elle corrige pourtant un certain nombre d’anomalies des équations de la gravité de Newton. Et elle est validée depuis par toute la mise en pratique de la Théorie de la Relativité Générale dont nous bénéficions tous quotidiennement par l’utilisation de nos technologies communicantes.
Cet exemple illustre comment interviennent les différents processus d’objectivation dans la construction du savoir humain, ici dans le domaine scientifique :
- L’objectivation : sa pratique permet d’envisager une Réalité objective en contradiction avec nos perceptions subjectives habituelles (nous ne tombons pas, c’est le sol qui monte !).
- Le jeu : l’expérience de pensée telle celle d’Einstein est couramment utilisée en sciences. Elle est l’exemple du jeu dans sa tête permettant d’envisager toutes les alternatives dans la plus grande liberté.
Les manipulations et expériences scientifiques sont d’autres formes de jeu, confrontées celles-là à la réalité matérielle. - Les outils : il va sans dire que les expériences, les observations, les mesures, nécessitent un outillage important et complexe.
- Les langages : dans le domaine scientifique ce seront par exemple les mathématiques permettant de construire des représentations et de jouer encore et toujours pour en déduire des prédictions vérifiables empiriquement et qui viendront valider les hypothèses.
Ce seront également les communications scientifiques permettant le partage et la discussion des résultats des travaux.
Références :
- Boris Kotchoubey (2018). Human Consciousness: Where Is It From and What Is It For. [Frontiers of Psychology] [Pub Med]
- Douglas Hofstadter et Emmanuel Sander (2013). L’Analogie Coeur de la pensée – Ed. Odile Jacob (pages 545 – 604 concernant la démarche d’Einstein).
À suivre…

Quelques savoirs pour commencer à comprendre
Comment savez-vous que vous ne savez pas ?
Vous ne le saurez qu’après… lorsque vous vous serez plantés.
Comprendre le Monde c’est en avoir un modèle fiable (c’est à dire dont les prédictions se réalisent avec une bonne probabilité.) Rien de tel pour cela qu’un modèle bâti sur des savoirs scientifiques.
Cet article est le premier d’une série ayant pour ambition de présenter des savoirs de base utiles au quotidien pour notre compréhension du monde, et ceci dans une démarche d’objectivation.
(Parmi les prochains articles prévus : « La conscience est un comportement ». Un comportement cela se construit dans un but utilitaire à partir d’aptitudes phylogénétiquement héritées. La conscience est une telle construction.)
Pour être automatiquement avertis par mail de la parution des prochains articles, inscrivez-vous :
Une réflexion sur “1 – L’objectivation construit la supériorité humaine”