L’Art est-il revendicatif ? Doit-il être revendicatif ? Cette question me fut, un jour, posée.
L’Art n’a pas d’obligations.
C’est là le consensus général sur la liberté de l’artiste, une liberté généralement considérée comme la condition sine qua non d’une créativité exigée.
Mais c’est un peu trop vite dit. La liberté est une dialectique. Celle de l’artiste se cogne sur celle du public qu’il veut adresser.
L’Art, donc, n’a pas d’obligations, sinon toutefois celle d’être considéré comme de l’Art par ceux que l’artiste veut convaincre.
« Être considéré comme de l’Art » ? C’est là un jugement tout en subtilités, aux critères souvent non-conscients et que l’on peut regrouper de manière vague sous le terme général de paradigme artistique (voir ce type de discussion dans cet article : « Du beau, de l’émotion et du discours en art »). Et donc tout dépend du paradigme artistique auquel se réfèrent conjointement l’artiste et son public préféré. Une même oeuvre, méprisée par les uns dans un grand haussement d’épaules, sera subtilement goûtée par d’autres. Et cette différence d’appréciation est même un outil de distinction entre classes sociales comme l’a remarquablement révélé le sociologue Pierre Bourdieu (La distinction – Critique sociale du jugement).
L’Art est aussi un outil de distinction sociale…
En principe…
Mais l’artiste n’est pas hors du temps, hors de la société et de ses contraintes économiques et sociales, de ses confrontations, de son fonctionnement médiatique et de ses mécanismes de pouvoir. Il a une démarche qu’il veut promouvoir, sur laquelle il veut attirer l’attention, interpeler, sortir du lot, être intégré dans une mouvance, etc… Et c’est en effet pourquoi, suivant le vieil adage qui dit que l’on se pose en s’opposant, la majorité des artistes produisent aujourd’hui un art que l’on peut estimer comme revendicatif, sociologiquement pour les uns, politiquement pour d’autres, et enfin – parce qu’ils veulent constituer une avant-garde artistique – culturellement pour la plupart…
… avec lequel l’artiste se pose en s’opposant
Dans cette stratégie l’artiste doit faire montre d’une subtile intelligence afin de saisir jusqu’où il peut aller pour, à la fois, sortir du cadre tout en n’étant pas rejeté par les partisans du cadre en question mais voir au contraire sa liberté appréciée. L’opposition qu’il suscitera chez les autres constituera au contraire alors un élément de distinction sociale pour ses admirateurs lesquels s’en empareront et l’apprécieront en conséquence.
Attention toutefois : une oeuvre qui ne serait QUE revendicatrice aurait toutes les chances de ne pas être considérée comme de l’art. Parce que l’art justement suppose de ne pas avoir d’obligations, d’être porteur de libre intelligence et non de dogmatisme. Les deux exemples ci-après vont nous permettre d’apprécier cet avertissement.
De la revendication culturelle ….

… à la revendication politique…

Les deux œuvres ci-dessus offrent, au-delà de leur côté revendicatif, de nombreux autres aspects comme l’ironie, l’incongruité, la recherche plastique, …
Que l’on pense un instant à l’exemple de la poésie, laquelle joue avec les mots pour susciter d’autres pensées, sensibles et non verbales celles-là. Et il apparaîtra que l’Art consiste à jouer avec les signifiants communs pour en faire émerger, par association d’idées dans l’esprit du public, des signifiés nouveaux. Or tout jeu est une prise de distance avec la réalité vécue. Et il est malvenu de s’y prendre trop au sérieux, sinon l’œuvre ne sera plus considérée comme de l’Art. Voyez en l’exemple de l’art officiel des régimes totalitaires.
Le discours qui l’accompagne fait partie de l’œuvre.
Le sens porté par les deux œuvres présentées – leur sens revendicatif comme leurs caractéristiques d’ironie ou d’incongruité – est étroitement lié au contexte dans lequel elles ont été réalisées. Celui-ci est présent dans l’esprit du public de l’époque de réalisation. C’est notamment le cas aujourd’hui de l’œuvre de Banksy relativement récente. Cela l’est moins maintenant pour celle de Duchamp datant de plus d’un siècle. Qu’en sera-t-il dans un futur plus éloigné ?
L’œuvre échappe à l’artiste et poursuit sa vie et évolue en interaction avec le public, s’enrichissant et se modifiant par tout ce qui va être dit sur elle, voire par ce qui va être réalisé d’après elle, et qui va l’accompagner et la transformer peu à peu dans les mémoires du public. Une œuvre purement revendicatrice perdra ainsi de sa force, devenue anachronique au fil du temps.