Nous sommes des aveugles dans l’Univers dont nous nous construisons progressivement une représentation de plus en plus complète et pertinente. Il nous appartient cependant de ne pas confondre représentation et Réalité pour continuer à avancer.
LA Réalité, notre corps, nos interactions avec elle…
Appelons Réalité, avec une majuscule, l’ensemble de ce qui est, indépendamment des perceptions et des représentations que nous en avons, écartant ainsi tout solipsisme. Nous percevons cette Réalité par les interactions de notre corps, et cette perception n’est pas la même que celle que peut en avoir un cheval, un chien, un papillon ou une chauve-souris, parce que nous n’avons pas le même corps. Et si chaque espèce, a une perception différente, c’est bien parce que chacune d’elles, y compris la nôtre, ne perçoit pas LA Réalité mais un ensemble d’interactions spécifiques s’étant avérées suffisantes pour la survie de l’espèce.
Ainsi le chien, qui n’a pas une très bonne vue, vit dans un univers d’odeurs et de sons qui nous est inconnu. Le pigeon possède 5 types de capteurs chromatiques sur sa rétine alors que nous n’en avons que 3 et peut donc se représenter un monde de couleurs beaucoup plus riche que le nôtre, monde auquel il ajoute la perception du magnétisme terrestre. La chauve-souris a remplacé la perception des ondes électromagnétiques lumineuses par celle des sons et « voit » en entendant.

… et la vérité sémantique de nos représentations
C’est à partir de ces interactions et de ses expériences de vie que notre cerveau se construit une représentation de la Réalité. Mais une représentation n’est pas LA Réalité, tout comme la carte n’est pas le territoire, tout comme le mot n’est pas la chose qu’il désigne. Notre représentation de la Réalité, c’est de la sémantique (voir cette partie d’article : Être, exister – La représentation de la Réalité).
Et il est évident que les performances de cette représentation vont dépendre de la richesse de son vocabulaire, elle même dépendante de nos capacités d’association et de conceptualisation, bref de notre intelligence.
Le passage par la sémantique nous offre l’enchaînement pour aborder la question de la vérité. En l’occurrence celle de nos représentations de la Réalité. De telles représentations seront vraies si elles correspondent à la Réalité. C’est là la définition générale, dite correspondantiste, de la vérité mais qui ne peut se vérifier que par l’expérience : nos représentations de la Réalité seront vraies si, et tant que, les déductions que nous pouvons en tirer se réalisent empiriquement.
Imaginons la représentation qu’un aveugle de naissance peut se faire de la Réalité à partir de ses interactions corporelles et de son expérience. Si cette représentation lui permet de se déplacer dans son environnement sans dommage, alors nous pourrons dire que sa représentation est vraie. Elle n’est pour autant pas la Réalité, que nul ne possède.
Nous sommes, chacun dans notre domaine, des aveugles de l’Univers. L’évolution nous a dotés des seules capacités d’interaction et de représentation suffisantes pour la survie de l’espèce. Si la Réalité est une, ses représentations sont, elles, relatives, donc subjectives.

Les représentations scientifiques de la Réalité…
Venons-en maintenant à la Science. En prolongeant les capacités d’interaction corporelle humaines par des systèmes d’observation et d’expérimentation plus vastes, plus précis, plus puissants, et en y adjoignant ses capacités de conceptualisation, la Science permet de construire des représentations de la Réalité beaucoup plus complètes et fiables en termes de prédictibilité, les bien nommées théories scientifiques. D’ailleurs c’est parce que ces représentations sont au delà de celles que nous pouvons nous faire à partir de nos sens, que nous ne pouvons pas nous les représenter concrètement, et que la Science utilise pour cela le langage mathématique.
… et la vérité scientifique empirique
Comme pour nos représentations personnelles de la Réalité, les théories scientifiques doivent être validées par l’expérience empirique. Si les prédictions déduites de la théorie s’avèrent vraies, c’est à dire correspondent aux observations, cela confortera, au moins provisoirement, la théorie. Par contre si une des prédictions déduites de la théorie s’avérait fausse, c’est à dire ne correspondant pas aux observations, cela infirmerait la théorie qui serait alors à revoir ou, tout au moins, à borner. Une théorie scientifique n’est toujours que provisoirement considérée comme vraie, jusqu’à ce qu’une « meilleure » théorie ne soit formulée pour la remplacer. « Meilleure » veut dire ici que la nouvelle théorie donne des prédictions plus justes.
Notons ici que le terme de « preuve » n’a pas sa place en sciences : une théorie peut être provisoirement confortée ou au contraire contredite par l’observation empirique.

La modélisation mathématique
La Science, avons-nous dit, utilise des représentations dans le langage mathématique. Ceci lui permet de compenser notre incapacité à nous figurer concrètement ceux des phénomènes observés avec d’autres moyens que directement par notre corps. Cela lui permet également de faire des déductions au delà de nos capacités d’imagination concrète.
Les mathématiques partent d’une base générale d’axiomes, c’est à dire des affirmations non démontrables ou non démontrées, mais qui paraissent évidentes. Par exemple celui de la géométrie euclidienne qui dit que par deux points distincts passe une et une seule droite. Une démonstration mathématique permet de déduire des théorèmes (des affirmations), en appliquant les règles de la logique mathématique aux axiomes, auxquels on ajoute ceux des théorèmes déjà démontrés. Ces théorèmes constituent les prédictions de la théorie ainsi représentée.

Démonstration mathématique n’est pas vérité
Les théorèmes démontrés ne sont pas des absolus : ils dépendent de la base axiomatique ; ils sont des déductions de cette base et leur vérité ne vaut que par rapport au paradigme de cette base. Et on arriverait à démontrer des théorèmes différents, voire contradictoires en changeant l’un ou l’autre des axiomes.
Par exemple on peut remplacer l’axiome cité précédemment qui dit que « par deux points distincts passe une droite et une seule » par sa négation : on a bien alors un autre système d’axiomes cohérent mais qui n’axiomatise plus la géométrie euclidienne mais une géométrie sphérique ou hyperbolique. Des géométries dans lesquelles le théorème de Pythagore est faux et la somme des angles d’un triangle ne fait pas 180°. Or ce type de géométries non euclidiennes est souvent utilisé pour décrire l’espace-temps en cosmologie.
Une géométrie ne peut être plus vraie qu’une autre, elle peut simplement être plus commode.
Henri Poincaré
Donner un sens au modèle mathématique par la correspondance axiomatique
Pour que les théorèmes démontrés puissent correspondre à des prédictions réalistes, il faut donner un sens aux axiomes en les rattachant à des données d’observation réelles. Cela consiste à introduire les hypothèses de la théorie scientifique (lois physiques ou autres) comme axiomes du modèle mathématique représentatif. Ceci constitue une opération délicate dans la mesure où il faut que la base d’axiomes ainsi constituée soit complète (permette de tout adresser) et consistante (n’aboutisse pas à des résultats contradictoires).
L’inévitable incomplétude de l’axiomatisation…

C’est ici qu’entrent en jeu les Théorèmes d’incomplétude de Gödel. Le mathématicien Kurt Gödel a démontré que tout système d’équations formel contenant au moins l’arithmétique de Peano était soit incomplet (il contient des énoncés indécidables, c’est à dire ni démontrables ni réfutables) soit incohérent (il contient des énoncés contradictoires). (Voir cet article : L’incomplétude de la pensée)
… et celle de la Réalité elle-même

Le logicien et philosophe Alfred Tarski, dans une démonstration parallèle à celle de Gödel, parlait d’ailleurs, lui, de « Vérité ». C’est le Théorème de non définissabilité de Tarski qui dit en substance qu’ «on ne peut définir la vérité des énoncés du langage arithmétique depuis l’intérieur de ce langage». Il faudrait donc construire un méta-langage plus complet, mais qui ne manquerait pas de nécessiter à son tour d’être complété par un méta-méta-langage, et ainsi de suite…
… ainsi de suite, pour finir par la Réalité elle-même. Sauf que la physique quantique semble montrer que la Réalité elle-même n’est pas toujours déterminée !
Voilà qui, pour le moins, réfute toute prétention à des certitudes déterministes qui seraient portées par des représentations mathématiques de la Réalité.
2 réflexions sur “Un brin d’épistémologie”