Il est un temps pour aller vite en utilisant les automatismes de ses certitudes. Et il est un temps pour réfléchir et élargir sa pensée en questionnant ses certitudes. Notre époque de la vitesse est celle de la bêtise des certitudes.
Inductions, déductions…
Vous tirez à l’aveugle des haricots d’une boîte : 1, 2, 3, 4,….10… Tous sont blancs. L’humain moyen en induit que la boîte contient des haricots blancs, qu’elle est une boîte de haricots blancs. Et de cette conclusion il déduira très logiquement que de cette boîte ne sortiront que des haricots blancs au cours des prochains tirages.
Ainsi raisonnent les humains et celles des autres espèces pourvues d’une conscience cognitive : à partir de la perception de constantes, de régularités, elles en induisent des règles prédictives. Et elles étendent ces règles à tous les domaines analogues. Et de ces règles, elles déduisent toutes sortes de prédictions utiles. Un fonctionnement naturel pragmatique et qui a prouvé son efficacité.
… et fondation
À la différence des autres espèces cependant, les humains parlent et construisent sémantiquement. Ils peuvent donc partager leurs conclusions avec leurs semblables, lesquels sont portés à les croire. Ainsi vont ils collectivement construire à partir de leurs inductions, toute une représentation explicative et prédictive de la réalité, quitte à faire intervenir quelque dieu pour combler les manques. Et toute une société de lois, mythes, rites, habitudes, structures, etc. va émerger de l’efficacité avérée de ce modèle induit. Et cet édifice va bétonner et quelque peu masquer les inductions primitives à l’origine de ses fondations.

Mais ceux des humains les plus avisés garderont en tête que le fait de tirer ultérieurement d’autres haricots blancs de la boîte n’est qu’une probabilité, au demeurant non calculable, pas une certitude.
La représentation humaine de la réalité n’est qu’une construction ; utile, efficace certes, mais un artéfact tout de même.
L’accident révélateur d’une autre réalité…
Et voici que justement, de la boîte de haricots blancs, sort un haricot rouge !
C’est comme l’apparition d’un nouveau virus mortel. Panique. Incrédulité. Incompréhension. Sidération. Les bigots de toutes religions proclament l’avertissement divin préludant la punition des péchés humains. D’autres, les plus nombreux, crient au complot de Big Pharma, de la Finance, de l’Etranger, des Illuminati, des Francs-maçons ou que sais je.
L’humain intelligent, lui, n’est pas surpris. Non pas qu’il s’y attendait, mais parce qu’il sait que justement nous ne savons rien, que toute connaissance est construite sur des inductions et que toute induction est une spéculation. Et, plutôt que de conclure hâtivement et d’émettre – comme le font d’autres pour exister – toutes sortes de déclarations intempestives, il attend, pour en savoir plus, la suite.
… le déni des réalités difficiles
La suite justement, voit apparaître sporadiquement, au fil du tirage de haricots blancs, d’autres haricots rouges.
La plupart des humains refuseront de considérer ce phénomène qui bouleverse leurs certitudes antérieures et les modes de vie qui en découlent. Ils trouveront mille raisons à cela, au nom de leur liberté, des valeurs, de l’identité, de l’économie, etc. Et ils accuseront toutes sortes de boucs émissaires – le gouvernement, les politiques, les scientifiques,… – des mésaventures qui vont inévitablement résulter de ce déni, Des petits malins ne manqueront pas de profiter de ce populisme ambiant et de la complaisance intéressée des médias pour diffuser leurs phrases choc, proposer leurs médicaments miracles (vous avez dit chloroquine ?). Les imprécateurs habituels viendront promouvoir leurs solutions radicales par ailleurs inapplicables (fokon, yaka… fermer les frontières, quitter l’Europe, expulser les étrangers, enfermer les homosexuels, rétablir la peine de mort, nationaliser l’industrie, etc., le choix est vaste et commun à toutes les crises).

La Science au secours de l’intelligence
Le chercheur scientifique intelligent, lui, va analyser le phénomène et en induire une nouvelle théorie et de nouveaux modèles prédictifs qu’il vérifiera et affinera au fil des tirages de haricots. Si sa théorie est confirmée par l’expérience il la diffusera dans une revue sérieuse la soumettant à l’examen de ses pairs pour enfin la proposer au public. C’est ainsi que procède la Science, questionnant sans cesse ses théories pour en établir collectivement de nouvelles, plus conformes aux observations mais toujours considérées comme provisoires.
Par exemple si la proportion de haricots rouges progresse, un nouveau modèle serait que le fond de la boîte ne contienne que des haricots rouges et que la proportion de ceux-ci devienne de plus en plus importante lors des tirages à venir pour au final n’avoir plus que des haricots rouges.
Mais, comme dans l’Allégorie de la Caverne de Platon le scientifique se heurtera alors à une forte résistance de tous ceux pour qui le Monde ne peut être fait que de foi en des règles immuables, universelles. Et qui crieront au blasphème et tueront les porteurs du message.
Les humains ne consentiront à changer leurs certitudes que contraints et forcés, lorsqu’il n’y aura plus assez de ces haricots blancs sur lesquels ils ont collectivement bâti leurs modes de vie. Trop tard.
Se sauver de ses certitudes
La bêtise ce sont les certitudes, qu’elles soient religieuses, idéologiques, morales, scientifiques, ou autres, qui nous empêchent de progresser dans la construction de notre intelligence du monde. Toutes ces certitudes inscrites collectivement dans nos synapses et que certains appellent culture, ou identité, ou valeurs, ou autre. Nous avons certes besoin d’induire des prédictions à partir de nos observations individuelles et collectives, mais il nous faut toujours garder à l’esprit que ce ne sont que des spéculations provisoires. Des spéculations utiles certes mais des spéculations tout de même et qui peuvent s’avérer préjudiciables.

Annexes
Les inférences de la construction cognitive : déduction, induction, abduction
Rappelons ce que sont la déduction, l’induction et l’abduction, les trois inférences de base du raisonnement logique, en évoquant très rapidement leur démonstration par Charles Sanders Peirce (1839 – 1914) :
- Premier temps : la déduction. Peirce montre à l’assistance une boîte remplie de haricots blancs. Puis il demande à une personne de tirer un haricot de la boîte, arrête le geste, et demande à l’assistance de quelle couleur sera le haricot. « Blanc », répond sans hésiter le public.
C’est le principe de la déduction : l’application d’une règle comportant des propriétés générales permet d’en déduire (prédire, anticiper) des conséquences particulières pour les objets de cette règle :
Tous les haricots de cette boîte sont blancs (règle générale) ⇒ Ce haricot provenant de cette boîte sera blanc (conséquence particulière) - Deuxième temps : l’induction. Peirce tire d’une seconde boîte un haricot. Il est rouge. Il en tire un deuxième, puis un troisième,… tous sont rouges. Il demande alors à l’assistance de quelle couleur sont les haricots contenus dans cette boîte. « Vraisemblablement rouges », répond en hésitant l’assistance.
C’est le principe de l’induction : d’une série de constatations semblables particulières, on induit une règle générale :
Les haricots tirés de cette boîte sont rouges (constatations particulières). Donc tous les haricots contenus dans cette boîte sont probablement rouges (règle générale) - Troisième temps : l’abduction. Peirce montre un haricot blanc et demande à l’assistance d’où provient ce haricot. « De la première boîte, celle des haricots blancs », répond en chœur l’assistance.
C’est le principe de l’abduction : on diagnostique la cause d’un résultat particulier en le rattachant à la règle impliquant ce type de résultat.
Les haricots de la première boîte sont blancs (règle). Et donc si ce haricot est blanc (constatation) c’est probablement qu’il provient de cette boîte (abduction de la cause).
Notons que les trois inférences sont des spéculations. Concernant la déduction la conclusion est basée sur la confiance en la vérité de la prémisse, à savoir que TOUS les haricots de la boîte seraient blancs. Une prémisse qui a pu être construite par induction. Dans le cas de l’induction, en effet, rien ne certifie que TOUS les haricots de la deuxième boîte sont rouges : il faudrait tirer exhaustivement tous les haricots pour en être sûrs. Et dans le cas de l’abduction d’autre part, le haricot blanc pourrait provenir d’une toute autre origine que celle supposée. Enfin si la prémisse de la déduction est vraie, alors elle n’est rien d’autre que tautologique : elle n’apporte en effet aucune autre information supplémentaire que celle inscrite dans la règle (une boîte de haricots blancs contient … des haricots blancs !)
Déduction, Induction et abduction sont en fait des exemples typiques de raisonnement par analogie /catégorisation. Lors de la première expérience, le public a automatiquement créé une catégorie mentale, celle de la boîte aux haricots blancs. Lors de la deuxième expérience le public a été amené à considérer que les haricots de la deuxième boîte étaient rouges parce qu’il avait en mémoire cette première expérience : il a alors fait une analogie entre la première et la deuxième expérience et créé une deuxième catégorie, celle de la boîte aux haricots rouges. Lors de la troisième expérience, il n’avait plus qu’a choisir dans quelle catégorie il pouvait ranger le haricot blanc : dans la première boîte par analogie avec les premiers haricots blancs tirés.
L’effet Dunning-Kruger
L’effet Dunning-Kruger est un biais cognitif selon lequel les moins qualifiés dans un domaine surestiment leur compétence.
Ce phénomène a été démontré au moyen d’une série d’expériences dirigées par les psychologues américains David Dunning (en) et Justin Kruger. Leurs résultats ont été publiés en décembre 1999 dans la revue Journal of Personality and Social Psychology.

( Arjuna Filips, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons )
Dunning et Kruger firent les constatations suivantes :
- la personne incompétente tend à surestimer son niveau de compétence ;
- la personne incompétente ne parvient pas à reconnaître la compétence de ceux qui la possèdent véritablement ;
- la personne incompétente ne parvient pas à se rendre compte de son degré d’incompétence ;
- si une formation de ces personnes mène à une amélioration significative de leur compétence, elles pourront alors reconnaître et accepter leurs lacunes antérieures ;
- les sujets bénéficiant de véritables compétences ont eu tendance à sous-estimer celles-ci.