Fauja Singh, marathonien de 101 ans à Hong Kong

Un monde de compétition

La socialisation humaine est la conséquence de la volonté individuelle de puissance, de l’inégale répartition des ressources, et du commerce. L’article invite à réfléchir pour s’affranchir.

Avant nous pêchions et mangions le poisson de temps en temps. Et lorsqu’un membre de la tribu faisait une pêche miraculeuse il partageait le surplus avec les autres, à charge pour eux de revanche. Mais aujourd’hui mes enfants pêchent toute la journée pour aller vendre le poisson au village voisin et s’y acheter toutes sortes de choses dont ils n’avaient auparavant pas l’utilisation.

Un ancien d’une tribu amazonienne interviewé dans un reportage télévisé…

Sociabilité et compétition génétiques

L’humain, cet animal social ne pouvant survivre qu’en collectivités, a une appétence particulière pour la sociabilité. L’espace social constitue son champ d’action privilégié, quasi exclusif même dans nos sociétés contemporaines. Il veut y exister, y être reconnu et même y être distingué. Les réseaux sociaux du Web sont aujourd’hui un extraordinaire révélateur de cette appétence sociale par leur utilisation quasi addictive, la course aux « like », l’affichage triomphant d’une popularité mesurée à l’aune du nombre de « followers », la diffusion des échanges sur de grands médias publics, et tout ceci jusqu’aux sommets des États…

C’est que l’espace social est aussi le champ de la compétition inter-individuelle et inter-groupes sociaux. Les groupes sociaux eux-mêmes, que ce soient des groupes d’amis, de collègues de travail, ou d’adhérents à des activités communes diverses, sont certes des lieux de soutien mutuel, d’affectivité, de collaboration, de mobilisation, mais également des lieux d’affirmation et de distinction individuelles. La compétition est partout. Elle peut prendre la forme subtile et pas forcément consciente d’une prise de leadership sur une action entre amis ou des formes plus affirmées et agressives entre concurrents avérés.

C’est là un effet de notre déterminisme biologique, celui de la survie et de la diffusion de nos gènes et ses déclinaisons : se faire accepter du groupe, affirmer son appartenance au groupe à l’extérieur, séduire, mobiliser le groupe en sa faveur, écarter la concurrence, montrer sa puissance pour ne pas avoir à l’exercer, etc.

Avoir les plus belles plumes…

Chez la plupart des espèces animales cela se traduit par avoir les plus belles plumes, le plus beau chant, la plus belle crinière, les plus belles cornes, les plus longues défenses, le meilleur abri, le plus beau cadeau, et, en dernier ressort, afin d’écarter définitivement la concurrence, par être physiquement le plus fort. L’humain n’est pas, du point de vue de l’objectif final, différent des autres espèces animales. Sa différence réside dans ses capacités intellectuelles, verbales et conceptuelles. Elles lui permettent d’attribuer une valeur symbolique à des objets, des manières d’être, des positions sociales,… et ainsi de dépasser ses simples aptitudes biologiques physiques. Les belles plumes de l’oiseau sont remplacées par l’habitus. De quoi s’agit-il ?

… ou habitus du positionnement et de la distinction sociales

Par sa socialisation, puis par sa trajectoire sociale, tout individu incorpore lentement dès son plus jeune âge un ensemble de manières de penser, sentir et agir concernant tous les domaines de la vie (loisirs, alimentation, culture, travail, éducation, consommation, valeurs,…), qui se révèlent durables. Le sociologue Pierre Bourdieu a dénommé habitus l’ensemble des dispositions, schèmes d’action et de perception que l’individu acquiert à travers son expérience sociale.

L’habitus est comme une grammaire permettant à chaque individu de produire spontanément des pratiques diverses et nouvelles mais adaptées au monde social où il se trouve.

L’habitus est donc propre à chaque individu. Cependant les individus ayant vécu des socialisations semblables présenteront des points communs dans leurs habitus et se retrouveront au sein d’un groupe social caractérisé par un habitus commun qui les reconnaîtra et dans lequel ils se reconnaîtront. Ainsi les individus vont chercher à la fois 1) à se positionner socialement en adoptant l’habitus correspondant à la position désirée et 2) à se distinguer, s’affirmer, à l’intérieur du groupe social constitué par les congénères occupant cette position.

Pourquoi travaillons-nous autant ? Pour produire ou acquérir de belles plumes…

Il faut se rendre compte à quel point cette course à la distinction est l’un des moteurs de l’activité et de la constitution des grandes sociétés humaines.

D’après les anthropologues, nos ancêtres chasseurs-cueilleurs n’avaient besoin que de quelques heures d’activité quotidienne pour se nourrir et fabriquer les quelques objets (armes et vêtements) dont ils avaient besoin. Alors pourquoi travaillons-nous autant aujourd’hui alors que nous disposons de moyens techniques bien supérieurs aux leurs ?

Nous savons maintenant qu’ils se peignaient ou se tatouaient le corps et cela constitue encore aujourd’hui un signe de reconnaissance et d’appartenance chez les quelques peuples premiers restants. Existence d’un habitus donc. Ont cependant été découverts sur les sites paléolithiques, puis surtout néolithiques, des matériaux – coquillages, dents ou os d’animaux, silex,… – éloignés de milliers de kilomètres de leurs lieux de production naturelle.

Imaginez des voyageurs rendant visite à une tribu de chasseurs-cueilleurs en apportant des objets que cette tribu n’a aucun moyen de posséder (des pointes d’un matière dure non connue, des coquillages, des aliments recherchés comme le sucre, etc.). Des objets pouvant constituer des éléments symboliques de distinction pour ceux qui les possèdent. Alors les membres de cette tribu vont assurer un surplus de tâches (chasse, cueillette, fabrication d’objets) pour les échanger contre ces nouvelles denrées. Et, en face, sur le lieu de production de ces nouvelles denrées si recherchées, d’autres humains vont assurer un surplus de production pour bénéficier des échanges. Et si ce lieu est particulièrement favorable, de nouveaux arrivants vont venir s’installer pour profiter de la manne créant les premières zones de peuplement intensif. Qui dit peuplement intensif dit organisation politique et sociale, mythes et rites (le « mode d’emploi ») pour fortifier le tout, et inégalités sociales les plus faibles devant travailler pour les plus forts. Le travail est donc la conséquence de l’inégale répartition des ressources, du commerce, et de la volonté de puissance des humains.

Globalisation du commerce des belles plumes…

L’Histoire humaine est faite de ces échanges commerciaux allant quérir des métaux précieux, des épices en provenance de contrées lointaines, des soieries inconnues, des porcelaines exceptionnelles,… destinés à témoigner de la qualité des puissants qui pouvaient se les offrir. Et aujourd’hui notre société contemporaine toute entière, à travers ses média, réseaux sociaux et moteurs de recherche internet – et notamment ce que l’on appelle les GAFA : Google, Apple, Facebook, Amazon – est mue par la publicité construisant des habitus de consommation. Des habitus qui émergent jusqu’au sein des plus jeunes publics lorsque des écoliers portent des vêtements ou arborent des coupes de cheveux correspondant à l’affirmation des idoles de leur milieu social.

Porte containers
Porte containers – Une image de la mondialisation qui cache la forêt

Réfléchir pour s’affranchir…

Maintenant que nous comprenons pourquoi nous sacrifions une grande partie de notre liberté à travailler, je laisse à chacun le soin de réfléchir à la part de cet effort consacrée à la satisfaction de ses déterminismes biologiques – santé, sécurité, sexe, pouvoir, amour (cf. l’article « Liberté : quels déterminismes ? »– en lui recommandant toutefois de mettre à distance de l’analyse toute considération morale ou idéologique. De se demander quelle en est la réelle efficacité. Et de quelles alternatives il dispose.

Yuval Noah Harari explique dans son livre « Homo Deus » – Albin Michel 2015 – l’intérêt de l’examen de l’Histoire en prenant l’exemple de l’histoire de la pelouse. La pelouse est née dans les châteaux des aristocrates français et anglais à la fin du Moyen Âge où elles constituaient un luxe inouï par la surface et les soins qu’elles exigeaient. Elles sont dès lors devenues symboles de puissance et de richesse. Les humains en sont venus à associer une pelouse bien entretenue devant sa maison au statut social. Aujourd’hui, même au Qatar, en plein désert, les riches familles font pousser des pelouses. Et Yuval Noah Harari conclut ainsi :

« Lire cette brève histoire de la pelouse pourrait bien vous faire réfléchir à deux fois avant d’en ajouter une à la maison de vos rêves. Libre à vous de le faire, bien entendu. Mais vous êtes aussi libre de vous débarrasser de ce legs culturel des ducs, des nababs capitalistes et des Simpson, pour imaginer plutôt un jardin de pierre japonais ou une création entièrement nouvelle. Telle est la meilleure raison d’apprendre l’histoire : non pas pour prédire le futur, mais pour se libérer du passé et s’imaginer d’autres destinées. Bien entendu, cette liberté n’est pas totale : on est toujours façonné par le passé, mais une certaine liberté vaut mieux que rien. »

Maisons - pelouses - voitures
La pensée unique…

Photo d’entête : Le plus vieux marathonien du monde, le britannique Fauja Singh, 101 ans, en 2013 à Hong Kong où il était venu courir ce qu’il affirmait être sa dernière course (Wikipédia – Fauja Singh.)

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