Masaï dans la savane africaine guettant des antilopes

Liberté : quels déterminismes ?

Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être. L’effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose.

Baruch Spinoza – Ethique III – Propositions VI et VII

À la recherche des déterminismes humains motivant sa liberté.

Il n’y a pas de volonté sans causes, pas de liberté sans déterminismes, et la liberté, c’est la capacité d’accomplir ses déterminismes, avons nous démontré dans ce précédent article (La liberté est une dialectique). Une conclusion qui, immédiatement, nous enjoint de rechercher ceux des déterminismes humains susceptibles de constituer le moteur probatoire de cette liberté.

Nous allons retrouver ici des controverses immémoriales. Pour quoi vit-on ? Ou encore, quel est le but ou quel est le sens de notre vie ? À cette interrogation très humaine (les autres organismes ne se posent certes pas ce type de questions) philosophes et religions ont répondu par divers préceptes idéalistes et moralisateurs. La variété de leurs préconisations démontre à tout le moins que la question est vaine, parce qu’elle n’a pas de réponse unique incontestable et que, de ce point de vue, elle n’a pas de sens. Pour certains – des « créationnistes » faisant montre d’un certain anthropomorphisme – l’Univers et l’Humain sont les fruits du dessein d’un « Créateur » qui leur a par conséquent conféré son intention. Pour d’autres – des « humanistes » – les humains seraient universellement dotés d’une « morale » naturelle et intemporelle. Mais, outre que cette « morale » se coule aisément et étrangement dans le paradigme de l’époque où ils vivent et pas d’une autre, ils ne peuvent avancer une quelconque théorie ni mécanisme par lesquels se constituerait en chaque individu cette « morale ».

Nous avons, quant à nous, adopté le point de vue matérialiste et évolutionniste de la science contemporaine : l’Univers, et dans l’Univers l’humain, sont le résultat du hasard des contingences et des lois de la Physique, et la constance de celles-ci, dans un domaine espace-temps circonscrit, en constitue le seul déterminisme. Un déterminisme d’ailleurs limité ne conduisant pas au fatalisme (cf. cet article : « Causalité, déterminisme, hasard et prédictibilité »). Par conséquent, il n’y a pas de sens à la vie, l’humain n’est pas le fruit d’un dessein mais celui des hasards de l’évolution darwinienne, et sa liberté est, de ce point de vue, immense.

Il est donc un déterminisme fondamental que nous partageons avec tous les organismes vivants depuis les êtres unicellulaires les plus simples jusqu’aux hominidés, et c’est celui de notre survie et de la diffusion de nos gènes. C’est là un déterminisme insurpassable, et parfaitement neutre car il ne nous est pas conféré par quelque volonté consciente extérieure mais résulte du hasard des mécanismes de l’évolution et de la sélection des espèces : ceux des organismes qui, par accident n’en ont pas été dotés ne se sont pas reproduits et leurs gènes n’ont pas perduré. On pourra l’appeler Conatus comme Spinoza, ou Volonté de puissance comme Nietzsche, ou plus simplement Déterminisme biologique.

Tout organisme vivant est à cet effet doté de fonctions régulant son équilibre biologique interne (son homéostasie) à partir des apports de son environnement. L’apparition, au fil de l’évolution des espèces, d’un système nerveux puis d’un cerveau et enfin d’un cortex cérébral permet de s’adapter à des tâches de plus en plus complexes : répondre aux variations de l’environnement, se déplacer, échapper aux prédateurs, chasser pour se nourrir, collaborer avec ses semblables, prendre soin de sa progéniture, etc. Dans la logique de l’évolution le cerveau est au service du corps et non l’inverse… C’est ce qu’affirmait déjà Spinoza au 17ème siècle :

l’objet de notre esprit est le corps existant et rien d’autre.

Baruch Spinoza – L’Éthique (1632-1677)

D’autre part, tout comme les loups et autres canidés, les chimpanzés et autres hominidés, l’humain est un animal social ne pouvant survivre qu’en collectivités. Les mécanismes de l’évolution l’ont ainsi doté de processus neurophysiologiques d’empathie, capacité de lire et de comprendre les émotions de ses semblables à partir de leurs attitudes et expressions pouvant aller jusqu’à faire siennes – éprouver soi-même – ces émotions d’autrui. L’empathie va se traduire par des injonctions de degrés très différents pouvant aller de la simple anticipation des réactions d’autrui permettant de gérer relations et concurrence inter-individuelles, jusqu’à la pulsion sympathique altruiste jusqu’au sacrifice de soi-même, pour prendre soin de sa progéniture ou pour assurer la survie de son groupe intime, en passant par la contagion émotionnelle, puissant outil de communication et de mobilisation collective.

La raison des émotions

Le cerveau traite l’ensemble des informations internes sur l’état de son corps et externes concernant son environnement physique et social, et génère automatiquement, soit directement les actions elles-mêmes, soit les pulsions incitant à l’action :

  • maintien des équilibres biologiques (homéostasie) : faim, soif, se reposer, dormir,…
  • lutte pour la survie : se cacher, fuir, montrer son agressivité, combattre,…
  • reproduction : désir sexuel, désir de séduire,…
  • écarter la concurrence : volonté de puissance, volonté de soumettre, désir de connaître
  • pulsions empathiques : empathie, sympathie, soin de sa progéniture, aide au groupe, contagion émotionnelle,…

Nous avons classé la liste (non exhaustive) des pulsions ci-dessus en différents champs d’action de notre déterminisme biologique (phylogénique) fondamental – celui, rappelons-le de la survie et de la diffusion de nos gènes. Nous pouvons, plus prosaïquement, résumer ces champs d’action par le polyptyque [santé, sécurité, sexe, pouvoir, amour].

Transmission empathique des émotions mère-enfant
Exemple de transmission empathique et d’objectivation des émotions.

Ces pulsions se traduisent par ce que les neuroscientifiques, après António Damásio, appellent des émotions, c’est à dire des manifestations somatiques non-conscientes objectives (une sécrétion de testostérone, d’ocytocine, de dopamine, d’adrénaline… par exemple) qu’il faut distinguer des ressenti conscients subjectifs (colère, empathie, bien-être, stress, peur, faim, froid,…) auxquels ces émotions peuvent donner lieu. L’accomplissement de ces pulsions génère à son tour d’autres émotions, celles de la récompense, incitant à renouveler l’expérience et se traduisant par des ressenti conscients de joie, de puissance, de liberté, d’amour. Les échecs au contraire génèrent les émotions de la punition et les ressenti conscients correspondants, humiliation, honte, douleur,… Plus de détails sur ce mécanisme moteur des émotions sur cette page : La raison des émotions.

Note : Nous distinguons dans notre polyptyque déterministe le mot sexe désignant la pulsion sexuelle, celle qui conduit à l’accouplement, et le mot amour désignant la pulsion empathique, celle qui conduit à l’attachement entre personnes pouvant aller jusqu’au sacrifice de soi.

Nous pouvons vérifier que chacun des champs de notre polyptyque déterministe est une déclinaison du déterminisme biologique fondamental, celui de la survie et de la diffusion de nos gènes, par le fait que l’accomplissement de ce déterminisme suppose la survie et la dominance de l’individu, de sa progéniture et de son groupe.

Et chacun y reconnaîtra, avec un minimum de perspicacité, les motivations principales de nos vies, celles sur lesquelles nous consacrons de fait nos efforts :
• la bénévole d’une association caritative sera mue simultanément par ses pulsions empathiques (amour) et par le sentiment d’accomplissement de soi (pouvoir)
• l’ingénieur d’un laboratoire de recherches sera mû par la satisfaction de créations originales (pouvoir)
• les participants d’une randonnée de montagne seront mus par les relations amicales (amour) et la satisfaction d’atteindre le sommet (pouvoir)
• l’acheteuse dans une boutique de vêtements sera mue par le désir de se montrer à son avantage (pouvoir) et de plaire (sexe)
• etc.

L’autre constatation est que les champs du polyptyque déterministe sont concurrents et pour autant ne s’excluent pas nécessairement l’un l’autre ou peuvent intervenir à des moments différents. Par exemple les deux partenaires d’un couple ayant une mutuelle attirance sexuelle (sexe), peuvent éprouver de l’attachement l’un pour l’autre (amour) mais en même temps chercher à dominer leur partenaire (pouvoir), être jaloux et défendre l’accès à leur couple (sécurité), se montrer parfois égoïstes et vouloir manger, se reposer, dormir,… sans ternir compte de l’autre (santé). Nos pulsions interviennent dans un rapport de forces intérieur dynamique. Notre cerveau pèse à chaque instant ces éléments en fonction de ses expériences de vie et en fonction des circonstances et choisit automatiquement l’action du moment. La situation sera réévaluée en permanence selon une boucle adaptative et la décision pourra être différente l’instant d’après selon les circonstances (et en l’occurrence dans notre exemple, selon les réactions du partenaire). Le résultat est que le comportement humain est dynamique, partagé entre égoïsme et altruisme, entre amour et compétition.

Il ne faut pas confondre déterminisme et causalité

Une eau pure chauffée à 100°C, sous une pression de 1 Atmosphère, entre en ébullition. C’est une loi physique déterministe – « nécessaire » disent les philosophes – au sens où chaque fois que de l’eau est chauffée à 100°C dans ces conditions, elle bout , et ne peut pas ne pas bouillir. Mais en toute rigueur, si l’eau bout du fait que cette loi est « nécessaire » (ou du moins constante dans la nature) la cause proprement dite de l’ébullition de l’eau n’est pas la loi physique, mais le chauffage. Et cette cause est, elle, contingente : elle peut être ou ne pas être.

Le principe de causalité dit que « les mêmes causes produisent les mêmes effets ». Ce qui est vrai. Sauf que les causes d’un événement sont toujours multiples et que, hors l’environnement contrôlé du laboratoire, on ne rencontre jamais dans la nature les mêmes causes. Et donc jamais exactement les mêmes effets.

Pour en revenir à nos déterminismes biologiques, lorsque le taux de glucose dans le sang diminue d’environ 5%, le cerveau génère des hormones déclenchant la recherche de nourriture et se traduisant par la sensation de faim. C’est là l’un des multiples mécanismes complexes de la faim, l’un de nos déterminismes biologiques constants (cf. cet article Wikipédia – Faim). Par contre, les causes de la faim sont, elles, multiples : absence de nourriture depuis plusieurs heures, effort physique, froid,… mais également présence d’opportunités (vue ou odeur d’aliments).

Et pour autant, l’individu affamé ne va pas nécessairement se mettre immédiatement en quête de nourriture : son cerveau est soumis simultanément à de multiples autres sollicitations et contraintes contingentes et doit prendre des décisions tenant compte également de ses expériences de vie.

Voici un exemple de situation. Loïc rentre d’un long voyage d’affaires. Il est fatigué et affamé (pulsions santé). Il se dit que ce serait l’occasion d’aller chercher au collège son fils, qu’il n’a pas pu voir avant son départ, pour déjeuner avec lui (pulsions amour). Mais par ailleurs il a hâte de rendre compte du succès de sa mission à son associé, et déjeuner avec ce dernier en serait l’occasion (pulsions pouvoir). Cependant il se sent las et ne désire vraiment au fond de lui qu’une chose : avaler un sandwich et dormir (pulsions santé). Que va décider le cerveau de Loïc ? Sortant du hall de l’aérogare, il aperçoit la route du retour très embouteillée. En fonction de son vécu des bouchons, cela pourra changer la décision prise…

Nos déterminismes biologiques n’entraînent pas la prévisibilité absolue des comportements lesquels sont la conséquence de multiples causes. Notre schéma du [Système dialectique de la liberté] décrit dans le précédent article La liberté est une dialectique, permet de visualiser ces interactions entre déterminismes biologiques, opportunités, obstacles et capacités de l’individu avant d’aboutir à l’action éventuelle.

Système dialectique de la liberté
[Système dialectique de la liberté]

Les déterminismes biologiques ne se manifestent pas chez tous les individus de la même façon. D’abord parce que tous n’ont pas la même génétique, mais surtout parce que la manière dont vont s’exprimer ces déterminismes dépend ensuite de l’évolution ontologique du sujet au cours de sa vie. C’est ce que nous examinerons dans un prochain article.

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