L’existence de l’être
Le langage courant confond être et exister et emploie l’un pour l’autre. Leur distinction nous est cependant épistémologiquement nécessaire. Distinguons donc être et exister en nous servant de l’étymologie de ce dernier :
- est tout élément de l’Univers sans exclusive
- existe (du latin exsistere, ex+sistere = sortir de, se manifester, se montrer) ce qui se manifeste à vous, ce qui interagit avec vous. C’est ce dont vous pouvez percevoir les effets à travers vos organes des sens, éventuellement prolongés par vos instruments. L’existence est empirique.
L’existence est donc relative, dépendante du récepteur. Par exemple les phéromones que dégagent les papillons femelles pour attirer les mâles à des centaines de mètres à la ronde existent pour les papillons mais n’existent pas pour les humains. Ou tout du moins n’existaient pas avant que les humains n’aient développé les instruments de mesure leur ayant permis de capter ces phéromones.
Pourraient donc être des choses qui n’existent pas pour nous parce que – et tant que – leurs manifestations ne nous parviennent pas. Mais nous n’avons alors aucune raison de supposer qu’elles sont.
Et à l’inverse si une chose n’existe pas (c’est-à-dire de ne manifeste pas à nous) :
- soit nous n’avons même pas l’idée de l’évoquer ;
- soit notre évocation est le pur produit de notre imagination et la probabilité pour que cette évocation corresponde à un étant est nulle.
Voilà pourquoi le langage courant ne distingue pas les deux expressions. Seule l’existence est accessible, vérifiable, empirique.
Sommaire
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- L’existence de l’être
- L’erreur de Descartes
- L’erreur de Sartre
- L’auto-organisation de l’existant
- Pourquoi l’existant nous est intelligible ?
- Le corps intermédiaire
- La représentation de la Réalité
- L’apprentissage de l’existence
- Le film de la conscience
- L’existant virtuel
- À propos de la Matrice (le film)
L’erreur de Descartes
Cette distinction entre être et exister résonne avec l’opposition entre dualisme et matérialisme.
«Je pense, donc je suis». S’interrogeant sur ce dont il ne pouvait douter, Descartes exprimait par cette formule qu’il pouvait douter de tout sauf du fait d’être que lui renvoyait l’existence de sa pensée. Et suivant cette logique, Descartes affirmait la dualité d’un monde des idées, en tout connaissable, distinct d’un monde matériel dont il fallait se défier de la réalité (qui pouvait n’être qu’un rêve ou l’illusion créée par un « malin génie »).
L’erreur de Descartes, dénoncée par le neuropsychologue António Damásio dans son livre éponyme (« L’erreur de Descartes – La raison des émotions »), est inhérente aux paradigmes de l’époque. Dans notre paradigme évolutionniste, le cerveau est au service du corps et non l’inverse. Et donc :
- Notre conscience d’être comme celle de l’existence de l’Univers nous sont procurées par le ressenti de notre corps : notre corps existe et interagit avec son environnement et nous le fait bien sentir. Et c’est là notre expérience sensible commune.
- Notre pensée, notre rationalité, sont éminemment contrôlées par les émotions émanant de notre corps, quoique nous prétendions.
Cependant les inexpliqués de la conscience et les croyances théologiques soutiennent encore la pensée dualiste d’un monde spirituel séparé du monde matériel. Alors, dualisme ou matérialisme ?
Il est un principe de « bon sens », très utilisé en sciences, celui du rasoir d’Ockham qui dit que « les hypothèses suffisantes les plus simples doivent être préférées », ce qu’en langage populaire on exprime par « ce n’est pas la peine de chercher midi à quatorze heures ». Ce point de vue écarte l’hypothèse dualiste qui, par rapport à l’hypothèse matérialiste, introduirait d’inutiles complexités comme la nature de l’interaction entre esprit et matière, celle de l’unicité du monde des idées (il y a plusieurs esprits alors qu’il n’y a qu’une matière), le respect du principe de causalité de la Physique (principe violé si l’esprit peut agir sur la matière), et ainsi de suite.
Dans notre hypothèse matérialiste donc, l’existence, celle qui se manifeste à nous, est interaction de matière. L’être existant est obligatoirement matériel et l’être immatériel n’existe pas (n’interagit pas). Et la conscience émergerait bien de la matière.
L’erreur de Sartre
Être, exister, ces termes nous évoquent également une autre confrontation philosophique, celle entre existentialisme et structuralisme.
«L’existence précède l’essence». Par cette formule, Sartre affirmait la totale liberté de l’humain qui construirait son être selon sa volonté tout au long de son existence, en intervenant sur sa personne mais également sur l’Histoire. Il n’y a pas, selon Sartre, de nature humaine prédéfinie. L’existentialisme est une philosophie de la responsabilité individuelle.
La démarche de Sartre est purement intellectuelle et prolonge l’erreur cartésienne en oubliant la matérialité de l’être humain, ce qui lui attirera la critique acerbe des structuralistes Claude Lévi-Strauss et plus tard Michel Foucault. Le concept de structure promu par ces derniers, est défini comme le modèle théorique organisant la forme des êtres. Par exemple un humain est un humain parce qu’il a un ADN d’humain et que cela conditionne sa construction et par là-même son existence /ses interactions. Sans revenir à l’essentialisme platonicien, le structuralisme réaffirme donc en effet un principe de causalité intrinsèque aux êtres, à rebours du libre-arbitre sartrien.
Dans la seconde moitié du 20ème siècle se développent l’interdisciplinarité scientifique et l’approche systémique des phénomènes considérant tout l’existant dans sa globalité inter-agissante et inter-dépendante. Cette approche intègre deux nouveaux concepts essentiels dont nous allons parler, celui de communication et celui d’auto-organisation, ce dernier portant aussi celui d’émergence.
L’auto-organisation de l’existant
Il est un grand principe générateur par lequel se sont formées et se forment toutes les structures de notre Monde et de l’Univers, et c’est l’auto-organisation. On désigne ainsi l’émergence spontanée et dynamique d’une structure spatiale, d’un rythme ou d’une structure spatiotemporelle (se développant dans l’espace et le temps) sous l’effet conjoint d’un apport extérieur d’énergie et de matière et des interactions entre éléments. Appelées également structures dissipatives, ces structures autoorganisées assurent conversions et échanges dans le flux d’énergie et de matière, et s’auto-régulent dans un maintien instable des équilibres en fonction des variations de ce flux.
Ces structures autoorganisées peuvent elles-mêmes se grouper en super-structures, hyper-structures,… et ainsi de suite, en une complexité croissante pour une conversion maximale de l’énergie reçue. L’un des exemples les plus simples de ces structures est le vortex (tourbillon) qui se forme lorsque vous videz un lavabo. A l’opposé, l’un des exemples les plus complexes de ces structures est constitué par les organismes vivants.
Tout l’existant – amas interstellaires, galaxies, planètes, minéraux, molécules, macromolécules organiques, organismes vivants, sociétés humaines, etc. – n’est qu’imbrication de processus d’auto-organisation.

L’Univers – le tout-existant – peut être vu comme une soupe bouillonnante à grumeaux. Des grumeaux – des existants – de toutes tailles, de l’infinitésimal à l’immensément grand, qui s’assemblent et se dissolvent en prélevant et restituant l’énergie, à la faveur des irrégularités condensatrices – des brisures spontanées de symétrie disent les physiciens – en l’occurrence les grumeaux de notre soupe. En zoomant sur cette soupe jusqu’au niveau infinitésimal de la physique quantique, on arrive au vide, lequel se révèle exister et n’être pas si vide mais être énergie. Comme les bulles d’un liquide en ébullition éclatent à la surface pour être aussitôt remplacées par d’autres bulles, de ce vide-énergie émergent sans cesse et s’annihilent aussitôt, particules, antiparticules, photons de lumière et champs d’espace-temps. C’est le phénomène dit de fluctuation du vide. En dézoomant on traverse les différents niveaux hiérarchiques d’auto-organisation : le vide quantique est un processus d’auto-organisation de l’espace, la matière un processus d’auto-organisation du vide, et, si l’on considère la matière vivante, les acides aminés sont un processus d’auto-organisation de la matière, l’ARN un processus d’auto-organisation des acides aminés, l’ADN un processus d’auto-organisation de l’ARN, etc… Ces structures se font et se défont au gré des flux et des rétroactions. De là naissent l’ordre, le désordre et leur lien dialectique.
Les mécanismes d’auto-organisation présents dans la Nature sont divers. Ils découlent cependant de situations présentant des caractéristiques communes :
- des éléments en équilibre instable dans un flux d’énergie
- des interactions entre ces éléments et entre ces éléments et leur environnement
- des rétroactions négatives entraînant une régulation
- des rétroactions positives entraînant une expansion
La création de structure équivaut à une création d’ordre et donc d’information, s’opposant au désordre – à l’entropie. Plus un système est structuré plus il dissipe de l’énergie et plus il accumule de l’information pour adapter sa structure et pour en dissiper davantage encore. L’astrophysicien Eric Chaisson a ainsi estimé qu’en rapport de leur masse respective, un cerveau humain transiterait 50 000 fois plus d’énergie que le Soleil.
Chaque niveau d’auto-organisation voit émerger des propriétés nouvelles, structurelles, non déductibles des propriétés du niveau inférieur.
La présence de rétroactions rend de plus ces systèmes non linéaires. D’où une grande sensibilité aux paramètres : des différences infimes dans les conditions initiales entraînent, à plus ou moins long terme selon les processus, de grands effets imprédictibles – ce qu’on appelle improprement chaos déterministe.
Les phénomènes d’auto-organisation contredisent ainsi à la fois la croyance au déterminisme des lois de la Physique et celle au réductionnisme à des lois de base fondamentales.
Pourquoi l’existant nous est intelligible ?
Supposez que vous assistiez à une séance hyperréaliste dans un cinéma 3D avec écran enveloppant, diffusion sonore omnidirectionnelle, fauteuils animés de mouvements et diffusion d’odeurs. Imaginez maintenant que la machinerie du cinéma se dérègle et que l’écran n’affiche plus que des images brouillées, que le son devienne du bruit, que les mouvements des fauteuils soient désordonnés et les odeurs un affreux mélange. Le film sera illisible et vous ne retirerez de votre expérience qu’un terrible mal de tête.
L’existant nous est lisible parce qu’il est structuré et ce, dans l’espace comme dans le temps. Ces fleurs sont ici, ce chat arrive là et ces arbres sont là-bas. Et ce parfum de rose semble provenir de ces fleurs, ce miaulement vient de la direction de ce chat et ces bruissements de feuilles sont dans la direction de ces arbres. Cette structure de l’existant est le résultat des mécanismes d’auto-organisation ayant présidé à sa constitution.
Cependant si cette structuration de l’existant nous le rend lisible, c’est également parce qu’elle a été mise à profit par l’adaptation des organismes vivants au cours de l’évolution des espèces, lui conférant ainsi ce caractère de lisibilité d’une syntaxe.
Mais cela ne suffit pas. Si le miaulement pouvait soudain venir des fleurs et que le chat se mettait à sentir la rose, nous serions désorientés. Plus rien n’aurait de sens.
L’existant nous est en sus intelligible parce qu’il présente une certaine prédictibilité, celle que lui confère la causalité des lois de la Physique et des propriétés des structures autoorganisées.
C’est l’intérêt subjectif des individus dans l’utilisation de cette prédictibilité qui lui confère le sens d’une sémantique.
Notons que l’Univers, la Nature, n’ont intrinsèquement pas de sens. L’existant est certes intrinsèquement structuré et causal parce qu’il est issu des mécanismes d’auto-organisation et des lois de la Physique. Mais les valeurs de lisibilité et d’intelligibilité que nous lui attribuons sont extrinsèques et subjectives : elles sont conférées par nos intérêts propres. Elles viennent de ce que les caractères de structure et de prédictibilité de l‘existant ont été mis à profit par l’adaptation des organismes vivants au cours de l’évolution des espèces.
Les valeurs syntaxiques et sémantiques de l’existant ne sont d’ailleurs pas les mêmes suivant les organismes vivants et la manière dont ils interagissent avec leur environnement.
Le corps intermédiaire
Existe ce qui se manifeste à nous. Et nous percevons l’existant par l’intermédiaire de notre corps, lequel nous permet également d’interagir sur cet existant. Les manifestations de l’existant perçues par notre corps sont principalement :
- la réception de photons lumière par notre rétine,
- la capture de molécules odorantes par nos papilles olfactives,
- l’action de forces de pression externes sur notre peau et sur nos tympans,
- la perception des températures relatives externes par notre peau,
- l’influence des champs gravitationnels (pesanteur, accélérations,…) sur nos organes,
et - l’ensemble des perceptions sur l’état et les mouvements de tous nos muscles et organes. Ces dernières perceptions nous permettent d’appréhender non seulement notre propre corps comme faisant partie lui-même de l’existant mais également d’appréhender nos interactions avec l’existant environnant (comme lorsque nous saisissons un objet).
Ces perceptions sont converties en impulsions électriques nerveuses à destination des centres de traitement du cerveau. Comment ces impulsions électriques contiennent-elles les informations nécessaires au cerveau pour construire sa représentation de l’existant ? La réponse n’est pas aussi simple qu’il y paraitrait. Et nous nous en approcherons en considérant une machinerie analogue mais plus simple inventée par l’humain, en l’occurrence un scanner tridimensionnel chargé de fournir une représentation numérique en 3D d’un objet quelconque.

Plusieurs méthodes existent mais d’une façon générale, il s’agit de balayer toute la surface de l’objet à numériser à l’aide d’un pinceau laser, de prendre ainsi une grande quantité de points de mesure sur l’objet et de situer chacun de ces points dans un repère spatial tridimensionnel en repérant avec précision les positions respectives du pinceau de lumière et de l’objet. On relèvera que cela nécessite un mouvement relatif du scanner autour de l’objet et une corrélation entre les mesures prises et ce mouvement.
Nous retrouvons ce principe du mouvement relatif des capteurs et de la corrélation des perceptions avec ce mouvement, dans le fonctionnement de notre corps, notre intermédiaire perceptif. Mais l’application de ce principe est considérablement démultipliée par le nombre de perceptions simultanées en jeu (lumières, sons, odeurs, toucher, etc.) et le nombre de structures de l’existant à balayer (cette table-ci, ce vase sur la table, ces fleurs et leur odeur, ce chat et son miaulement, ces arbres et leur bruissement, ce rocher).
En même temps que les informations provenant de ses capteurs – yeux, oreilles, nez, peau,… – le corps envoie au cerveau les informations concernant la position de ces capteurs – position des globes oculaires, inclinaison et rotation de la tête, allonge des bras, position générale et mouvement du corps, etc. Et c’est en corrélant puis en intégrant toutes ces informations que notre cerveau, tel un scanner de numérisation 3D, reconstitue une représentation 3D de l’existant.

Lorsque vous observez une sphère tenue entre vos mains, la corrélation de la position en mouvement des mains et des doigts et des sensations de toucher permet la construction d’une représentation de la forme dans l’espace. La convergence des yeux va fournir l’indication de la distance ainsi que celle des variations si caractéristiques de la lumière sur la surface de la sphère. Toutes ces informations et d’autres seront intégrées dans le concept « sphère » et mémorisées. Plus tard, la seule perception du dessin caractéristique de la lumière suffira pour faire surgir l’objet, sa forme et sa distance dans un espace à trois dimensions.
La vue est probablement l’un des sens le plus important pour l’humain. Mais sans le mouvement et les perceptions du corps, notre univers se résumerait à un fond où tout serait confondu.

Il est d’ailleurs une chose dont nous pouvons tous nous rendre compte au quotidien : c’est que lorsque nous rêvons, ou même lorsque étant éveillés nous évoquons dans notre tête le souvenir de scènes vécues, notre expérience sensible n’est alors pas la même que lors des scènes réelles. Et c’est parce que notre corps, dans ces expériences de rêve ou de souvenir, ne participe pas.
La représentation de la réalité
Nous percevons l’existant par l’intermédiaire de notre corps lequel nous permet également d’interagir avec cet existant. Un cheval, un chien, un oiseau, un papillon ou un humain ne perçoivent pas le même existant, n’interfèrent pas avec lui de la même façon parce qu’ils n’ont pas le même corps. Ils ne peuvent donc en aucun cas se construire la même représentation d’une réalité.
Les humains ont certes inventé nombre d’instruments pour prolonger leurs organes des sens. Nous pouvons ainsi capter les infrasons que perçoivent les cétacés et qu’ils utilisent pour communiquer, capter les ultra-sons utilisés par les chauves-souris pour « voir » leur environnement, mesurer le champ magnétique terrestre qu’utilisent certains oiseaux pour se guider, ou percevoir les infra-rouges qu’utilisent les animaux nocturnes… Mais, d’une part nous sommes obligés de faire une transcription de ces signaux dans une gamme compatible avec nos propres capteurs, et d’autre part nous interagissons à ces transcriptions avec un corps différent. Nul ne peut se représenter « quel effet cela fait d’être une chauve souris » (What is it like to be a bat?) pour paraphraser le titre du célèbre article de Thomas Nagel.
Si nous n’avons aucun moyen de savoir quelle impression cela fait d’être une chauve-souris, c’est avant tout parce que nous sommes loin d’être des chauves-souris (du fait notamment de la différence fondamentale entre nos appareils sensori-moteurs). Les expériences phénoménales d’une chauve-souris nous sont radicalement inaccessibles parce que notre type d’être, celui de l’espèce humaine, diffère de celui d’une chauve souris.
Thomas Nagel – What is like tot be a bat
Voilà qui pose la question de la distance entre la Réalité (avec une majuscule) et la représentation qu’en construit notre cerveau. Puisque différentes espèces « voient » différentes représentations d’une même Réalité c’est qu’aucune de ces représentations n’est totalement conforme à cette Réalité.
Et de fait les mécanismes de l’évolution et de la sélection des espèces sont parcimonieux. Ils ne nous ont pas dotés d’une inutile perception de LA Réalité dans son absolu. Ils nous ont plus simplement dotés de la capacité de construire une représentation de la Réalité suffisante pour la survie de l’espèce.
Ainsi notre cerveau nous donne l’illusion d’être dans un espace euclidien à trois dimensions. Au lieu de cela, il aurait pu par exemple nous situer dans l’espace des phases, si pratique pour les physiciens car il élimine le temps. Ou d’autres… Mais c’est l’espace positionnel à trois dimensions qui, dans un repère terrestre soumis à la pesanteur, convient le mieux aux humains car il permet, dans un univers aux interactions multiples, de cibler et d’anticiper de futures interactions par la proximité entre les objets. Les physiciens nous parlent, eux, d’un espace-temps à 4 dimensions, voire, pour les partisans de la Théorie des Cordes, d’un espace-temps à 11 dimensions, etc. Ce sont là des modèles explicatifs mathématiques. Il est probable que la Réalité, elle, n’ait pas de dimensions indépendantes du contexte.
Par ailleurs, la physique quantique nous enseigne aujourd’hui que cette table, ce livre, ce chat,… que nous pouvons toucher, ne sont que du vide tout comme nous-mêmes, un vide quantique fait d’énergie d’où émergent pour disparaître aussitôt particules et antiparticules virtuelles.
Dernier exemple : les couleurs, comme le goût du chocolat ou du café, sont de purs phénomènes émergents de notre conscience – ce que l’on appelle des qualia – faisant suite à la réception de photons ou de molécules odorifères par nos capteurs. (Voir encadré ci-après)
Les couleurs que nous croyons voir n’existent pas. Seuls existent des rayonnements électromagnétiques – des photons – de différentes fréquences. C’est notre cerveau qui crée les couleurs à partir des signaux électriques envoyés par des capteurs photosensibles – les cônes – de notre rétine. Chaque cône capte les photons d’une gamme de fréquences donnée et envoie un signal électrique correspondant à la quantité de photons ainsi reçue.
Les humains possèdent en général 3 types de cônes correspondant à trois bandes de fréquences qui se recoupent. Mais certains humains n’ont que deux types de cônes (par exemple les daltoniens). D’autres ont bien trois types de cônes mais ceux-ci ne sont pas exactement calés sur les mêmes fréquences, d’où une différence d’appréciation des nuances.
La plupart des mammifères n’ont que deux types de cônes. Mais les insectes, les reptiles et les oiseaux en ont 4. Les papillons et les pigeons en ont même 5. Leur cerveau invente-t-il plus de couleurs que le nôtre ? Des couleurs qu’il nous est impossible d’imaginer ?
(cf. Vision des couleurs — Wikipédia et Une vision des couleurs plus étendue)

Au cours de sa conférence, Donald Hoffman nous fournit avec la métaphore de l’ordinateur un moyen d’imager et de résumer notre propos en faisant le parallèle entre cet ordinateur et notre situation.
Sur l’ordinateur, ce que nous « voyons » sur l’écran, ce sont des représentations de la réalité – icônes de documents, d’applications, de dossiers, etc. – construites par la machine, laquelle n’envoie en fait que des pixels sur l’écran. Ces représentation nous permettent réellement d’interagir avec la machine pour ce qui nous concerne. Mais elles ne nous révèlent pour autant rien des mécanismes électroniques et informatiques de la dite machine.
De même l’existant nous envoie des perceptions à partir desquelles notre cerveau construit une représentation de la Réalité nous permettant d’interagir avec elle pour ce dont nous avons besoin. Mais cette représentation, pour autant, nous révèle très peu des mécanismes de la Réalité.

Ce que nous dit œuvre artistique ci-dessus, c’est que LA Réalité absolue, ne se manifeste pas à nous – n’existe pas. Existe – c’est à dire se manifeste à nous – la représentation de la Réalité construite par notre cerveau à partir de perceptions partielles.
L’apprentissage de l’existence
Percevoir l’existant et interagir avec lui n’est pas une faculté innée. Elle se construit tout au long de la vie en même temps que nous construisons nos connexions neuronales. Le cerveau du nouveau-né est vierge et il doit apprendre à reconnaître les sons et saisir les objets. Mais même plus tard l’adulte devra apprendre toutes sortes de choses sur son environnement, comme par exemple à distinguer champignons comestibles et champignons toxiques :
Xanthodermus (toxique) Rosé des prés (comestible)
Nous allons expliciter ce processus à l’aide d’une métaphore.
Supposons que tel un archéologue, vous vouliez déchiffrer un vieux manuscrit émanant d’une civilisation inconnue, très abîmé, et dont de nombreux signes ont disparu. Vous commencerez par repérer toutes les régularités et l’éventuelle organisation des signes en structures et superstructures, autrement dit vous chercherez à reconstituer une possible syntaxe du document. Ce faisant, des similarités entre groupes de signes vous permettront peut être de reconstituer certains signes effacés ou de remplacer certains espaces dans des blocs identiques par un signe provisoire de votre composition. A partir de là vient l’étape délicate, celle d’attribuer une signification aux différents signes, structures et superstructures du document, autrement dit celle de la construction sémantique. Vous devrez pour cela faire appel à vos connaissances archéologiques pour essayer de trouver des analogies avec divers autres documents déchiffrés appartenant à d’autres civilisations. Par exemple des analogies de syntaxe d’où vous pourrez induire des analogies sémantiques. Vous allez par exemple attribuer telle signification à tel groupe de signes. Si cette signification reste plausible lors de la suite des opérations, vous pourrez la conserver. Mais si, en quelque part du document, elle est invalide, vous serez obligés de recommencer.
Il s’agit là d’une démarche commune à laquelle procèdent tous les humains en général et la Science en particulier dans l’approfondissement de leur connaissance de l’existant. Douglas Hofstadter et Emmanuel Sander ont abondamment documenté cette démarche dans leur ouvrage commun « L’Analogie – Cœur de la pensée ». Il y est notamment décrit la manière dont Einstein a élaboré ses différentes théories par analogie avec les théories existantes dans d’autres domaines en les réinterprétant.
Les mécanismes de l’évolution des espèces ont doté les humains de la capacité à repérer les éléments de lisibilité et d’intelligibilité (structure et causalité) de l’existant dont nous avons précédemment parlé.
Chaque individu doit ensuite acquérir une solide base de connaissances pour pouvoir faire des analogies, induire des catégories – des concepts, des modèles – et en déduire des significations. La métaphore ainsi faite entre la lecture de textes et la lecture de manifestations d’existence nous permet de comprendre la part essentielle d’acquisition cognitive nécessaire pour interpréter l’existence : lire implique des connaissances, et la compréhension des textes s’accroît avec l’acquisition des savoirs.
On mesure également le caractère très spéculatif et exploratoire de cette démarche. Aucun savoir n’est définitif.
Le film de la conscience
Nous percevons notre environnement par notre corps-cerveau. Nous avons ainsi affaire à une foule d’interactions simultanées, dynamiques, complexes, que nos corps-cerveaux ont appris à traiter rapidement, efficacement, automatiquement …et inconsciemment.
Mais nous ne serions que des grumeaux chimiquement actifs dans la vaste soupe biologique et nous ne vivrions pas l’expérience sensible de l’existence – la nôtre et celle de notre environnement – s’il n’y avait l’intervention de la conscience. Celle-ci opère un traitement de filtrage, de mobilisation et d’intégration ciblé sur l’événement majeur de l’instant :
- filtrage des seules informations pertinentes par rapport à cet événement,
- mobilisation des capacités cognitives et des souvenirs afférents, et
- intégration de ces informations en une scénette de vie cohérente, compréhensive.
La succession continue de ces scénettes, de quelques centaines de millisecondes chacune, constitue le film conscient intelligible de l’existence. Quelque chose que nous pouvons nous rapporter et rapporter à autrui. Quelque chose que nous pouvons individuellement et collectivement garder en mémoire constituant ainsi notre moi autobiographique.

La mobilisation des souvenirs par la conscience utilise les mêmes aires et fonctions cérébrales que celles qui ont présidé à l’acquisition de ces souvenirs ce qui explique que nous puissions revivre certains souvenirs avec presque la même intensité que lors de l’expérience première. Ce faisant, notre conscience crée des perceptions fictives.

Notre cerveau utilise ces perceptions fictives. Par exemple pour préparer une action (comme d’imaginer le déroulement possible d’un futur rendez-vous), ou pour rejouer et tirer la leçon d’une expérience passée en lui conférant d’autres dénouements (comme lorsque nous ressassons une expérience malheureuse), ou pour résoudre une dissonance cognitive (comme lorsque nous nous justifions nous-mêmes après coup d’une action que nous pourrions réprouver).
Ces scénettes de vie fictives font partie du film de notre conscience – projeté notamment lors de nos épisodes de rêveries. Elles sont intégrées dans notre mémoire, et participent grandement à la construction de notre moi autobiographique. Des expérimentations psychologiques montrent même qu’elles modifient la mémorisation des faits réels.
L’existant virtuel
Notre conscience donc juxtapose un existant fictif à côté de l’existant matériel.
Ceci répond positivement à la question que nous nous étions posé en début d’article, à savoir s’il pouvait y avoir des manifestations d’existence ne correspondant à aucun étant, autrement dit des illusions.
Allant plus loin, les capacités de communication et de conceptualisation des humains leur ont permis, au fil des générations, à partir du fictif, de créer et de partager tout un univers virtuel – dieux, mythes, états, nations, banques, entreprises, morales, lois, etc. – se juxtaposant à l’univers matériel. Disant cela, nous ne cédons pas à un quelconque dualisme esprit-matière dépassé. Cet univers virtuel est bel et bien matérialisé, d’une part dans les connexions neuronales des humains (programmation par l’éducation, la culture, la contrainte…) et d’autre part dans un certain nombre de représentations matérielles : temples, palais, édifices et monuments divers, drapeaux et autres symboles, infrastructures, agents humains, etc. Et nous vivons les manifestations d’existence de cet univers virtuel comme autant de preuves de sa réalité. (Voir cet article : « Nos masques de réalité virtuelle ».)

Nous pouvons en fait considérer les sociétés humaines comme des structures du tout-étant, issues des mécanismes naturels de l’auto-organisation au même titre que les organismes vivants, les ruches ou les termitières, et dont les individus humains seraient les cellules, mémétiquement modifiées.
Oui, nous sommes bien connectés à une sorte de Matrice. Elle est là, installée dans nos cerveaux, matérialisée par nos connexions neuronales, répartie sur l’ensemble des populations humaines. Elle ne génère pas, comme dans le film éponyme, la totalité des manifestations d’existence du tout-étant matériel mais elle en influence la perception. Car la Matrice existe : elle se manifeste ! Pour notre bien sans doute, mais plus sûrement pour le bien de ceux qui, à un degré ou à un autre, en toute connaissance de cause ou pas, la contrôlent. Et certainement au final pour la survie de la Matrice elle-même.
À propos de la Matrice (film)
Certaines personnes se demandent, suite probablement au film « La Matrice » (Matrix) si nous vivons dans une simulation.
La destination finale des manifestations d’existence que nous percevons, celles de notre environnement mais aussi celles de notre corps, est notre cerveau, sur lequel elles arrivent sous forme d’impulsions nerveuses électriques. Et c’est à partir de ces impulsions électriques que notre cerveau se construit une représentation de l’étant.
Nous pouvons, de ce fait, nous imaginer comme étant chacun d’entre nous un cerveau connecté électriquement à la Matrice du film éponyme, laquelle matrice génèrerait toutes ces impulsions électriques de notre perception de l’univers. D’un point de vue logique les deux situations – 1) celle d’un cerveau connecté à un univers matériel et 2) celle d’un cerveau connecté à la Matrice – sont absolument équivalentes. Ce qui nous fait rejeter la seconde est le seul principe du rasoir d’Ockham qui dit que « les hypothèses suffisantes les plus simples doivent être préférées : la complexité d’une telle Matrice serait incommensurablement supérieure à la matérialité de la première situation qu’il est donc préférable d’envisager pour cette seule raison.
Cette évocation nous permettra néanmoins d’ouvrir notre pensée en ne nous accrochant pas à ce que nous pensons être des certitudes tangibles, celles d’une « réalité » soi-disant incontestable parce que l’on pourrait croyons-nous la « toucher du doigt ».
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