Sillage dans le champ de colza

L’incomplétude de la pensée

Les contradictions de la raison

Qui ne connaît le fameux syllogisme d’Aristote :

Tous les hommes sont mortels,
Or Socrate est un homme,
Donc Socrate est mortel.

Considéré comme l’étalon de la pensée rationnelle, le syllogisme fut pourtant, il y a déjà près de 2500 ans, mis en défaut par le fameux Paradoxe d’ Epiménide le Crétois affirmant que « tous les Crétois sont des menteurs » ce qui sous la forme syllogistique précédente donne :

Tous les Crétois sont des menteurs.
Or Epiménide est un Crétois,
Donc Epiménide est un menteur.

Et qui aboutit à une contradiction : si Epiménide dit vrai, alors le Crétois Epiménide est un menteur ; mais alors il ne peut dire vrai…

On ne résoudra la contradiction qu’en sortant du langage formel du syllogisme et en adoptant le langage naturel, plus complet et plus complexe, pour préciser le sens des propos d’Epiménide et questionner ses motivations : Epiménide ne médit il pas sur ses compatriotes Crétois sans s’inclure dans son affirmation ? S’il ment, son mensonge est-il dans le « tous » ou dans le « menteurs » ? « Menteur » signifie-t-il mentir tout le temps ? etc.

Les Théorèmes d’incomplétude de Gödel

Kurt Gödel
Kurt Gödel

Cette histoire peut paraître une amusette, mais le mathématicien Kurt Gödel a formalisé et démontré tout ceci avec ses fameux Théorèmes d’incomplétude lesquels disent en substance que tout système formel logique est incomplet et, par ce fait, comporte des contradictions non résolubles à l’intérieur du système lui-même. Pour résoudre ces contradictions il faut s’élever dans un système logique supérieur, un méta-système plus complet, donc plus complexe. Mais ce méta-système lui-même présentera des contradictions insolubles qu’il faudra résoudre dans un méta-méta-système. Et ainsi de suite…

La Vérité de Tarski

Alfred Tarski
Alfred Tarski

… ainsi de suite jusqu’où ? Réfléchissons bien. Ce que nous essayons de construire avec nos systèmes de raisonnement et les langages qui les portent, ce sont des modélisations, des représentations, de la Réalité. Quel serait donc le méta-méta-etc.-système qui, par essence, serait absolument complet et ne présenterait aucune contradiction ? Ce système parfaitement complet et non contradictoire ne peut être que la Réalité elle-même. Il n’y a de Vérité que la Réalité elle-même. Le logicien et philosophe Alfred Tarski, dans une démonstration parallèle à celle de Gödel, parlait d’ailleurs, lui, de « Vérité ». C’est le Théorème de non définissabilité de Tarski qui dit en substance qu’ «on ne peut définir la vérité des énoncés du langage arithmétique depuis l’intérieur de ce langage».

Car ce n’est pas la Réalité qui est contradictoire, mais les modèles logiques ou mathématiques incomplets que nous en faisons. Nous ne pouvons hélas faire autrement car la Réalité est inatteignable : elle est infiniment complexe et nous ne sommes pas omniscients. Pour construire un système absolument complet il faudrait mettre des mots sur chaque élément de la Réalité. Une infinité de mots…

Face à la complexité, éviter le simplisme

Gödel et Tarski ont réalisé leurs démonstrations dans le domaine restreint de la logique arithmétique. Mais le principe peut être étendu, par analogie, à tous nos systèmes de pensée logique comme l’a montré la petite histoire du paradoxe d’Epiménide le Crétois et comme le montre l’exemple suivant, très actuel :

Le débat sur l’euthanasie met en contradiction les valeurs humanistes suivantes : [respect de la vie] vs [éviter la souffrance] vs [respecter les choix individuels]. On ne résoudra la question qu’en complexifiant le débat : aborder tous les cas possibles, préciser chacune des conditions, chacune des procédures, chacune des chaînes de décision, questionner la logique humaniste dans ses retranchements, etc. afin de définir un méta-humanisme plus précis dans ses prescriptions. La disparition de la contradiction fera disparaître la question.

Je tire personnellement les conclusions suivantes de ce petit exposé :

  1. La Connaissance n’est pas la Réalité mais une représentation de celle-ci. Et donc tout système de pensée logique est incomplet, puisque basé sur cette connaissance incomplète, et il contiendra des contradictions insolubles dans cette base.
  2. C’est l’accroissement de cette Connaissance (et du langage qui la porte) qui va nous permettre de sortir des contradictions d’un système de pensée en construisant un méta-système plus complet englobant le premier, ce qui consiste à élargir le cadre de réflexion, préciser la logique et les concepts et amener des éléments d’informations supplémentaires.
  3. Ce sont les contradictions qui nous amènent – nous obligent ? – à préciser et élargir nos connaissances. D’où l’intérêt des débats contradictoires.
  4. Mais les controverses ne sont fécondes qu’entre pensées d’égale complexité. Il est de la responsabilité de chacun de se cultiver pour se montrer à la hauteur.

La perte de la certitude est en même temps l’invitation au méta-point de vue.

Edgar Morin

La relativité de la vérité

Et pour finir une invitation à l’esprit critique avec cette histoire de « mangeurs de grenouilles »…

Soit la proposition P = {Les grenouilles sont comestibles}

Marcel dira que P est vraie,

  • Soit parce qu’il en a mangé et qu’il a aimé et c’est de la connaissance,
  • Soit parce que Marcel est français et que c’est ce que disent les gens de même culture et c’est de la croyance.

John dira que P est fausse,

  • Soit parce qu’il en a goûté et qu’il a trouvé cela infect et c’est de la connaissance,
  • Soit parce John est anglais et que c’est ce que disent les gens de même culture et c’est de la croyance.

Wilfried est allemand. Il n’a jamais mangé de grenouilles mais il connaît les avis partagés des Français et des Anglais sur leur comestibilité et il n’a pas de raisons de croire plus les uns que les autres.
Wilfried dira que P est indécidable.

Yuma est eskimo. Il n’a aucune idée de l’existence de grenouilles ni du fait que certains en mangent.
Yuma dira que P n’a pas de sens.

On fait donc appel à la Science pour décider de la VERITE de P. Mais la Science alors pose toutes sortes de questions :

  • De quelles grenouilles parle-t-on ? De toutes les grenouilles ?
  • Qu’entend-on par « comestible » ? S’agit-il de valeur nutritive ? D’absence de dangerosité ? A quelle dose ?
  • Est-ce une question de plaisir gustatif ? Quels sont les critères d’appréciation ?
  • … et ainsi de suite…

Ce que dit la Science en fait c’est que P peut être vraie, fausse, indécidable ou n’avoir pas de sens suivant le paradigme considéré.

Références :

5 réflexions sur “L’incomplétude de la pensée

  1. Le théorème de Gödel ne dit pas que tout système (d’ordre supérieur ou égal à la simple arithmétique; le calcul des prédicats n’est pas concerné) comporte des CONTRADICTIONS, mais au contraire des INCOMPLETUDES. Qu’en d’autres termes il comportera toujours des propositions qu’on peut exprimer et qu’on ne peut pas démontrer vraies, ni fausses.

    On a alors la LATITUDE d’ajouter un axiome de plus avec lequel une proposition indémontrable donnée DEVIENDRA vraie ou fausse. L’exemple typique est d’ajouter aux nombres un nombre dont le carré soit -1, et ça donne les nombres complexes.

    Notons qu’on ne peut pas faire pour autant, c’est déterminer que ce nombre sera UNIQUE, sauf à renoncer à l’associativité de la multiplication. Notre axiome devra donc admettre soit 0, soit 2 nombres dont le carré soit -1 (raison pour laquelle on ne parle pas de LA racine carrée de -1). On peut donc poser des axiomes, mais pas n’importe comment.

    Le théorème d’incomplétude n’est pas une limitation, c’est une propriété aussi intéressante que de savoir que nous pourrons toujours ajouter des rayons à une bibliothèque en kit. On ne sera jamais empêché de l’étendre au motif qu’elle serait « complète ». C’est une bonne nouvelle et non une mauvaise.

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  2. Merci pour ce commentaire éclairé, l’exemple très parlant, et l’image de la bibliothèque incomplète.

    L’article, destiné à des non scientifiques, se veut court et vulgarisateur, avec tous les inconvénients simplificateurs d’une telle opération. Il donne cependant le lien vers l’article Wikipédia sur les théorèmes de Gödel, article assez complet mais complexe pour le commun.

    Il n’en reste pas moins que, dans sa démonstration qui fait penser au paradoxe du menteur, Gödel dit que tout système contenant au moins de l’arithmétique est soit incomplet (contenant des indémontrables) soit incohérent (contenant des contradictions) et le second théorème dit que l’incohérence d’un système est indémontrable à l’intérieur de celui-ci.

    Les théorèmes de Gödel ne sont pas vus dans l’article ni comme une bonne ni comme une mauvaise nouvelle, mais comme un « fait » traduisant dans le domaine de l’arithmétique l’incomplétude que l’on peut généraliser à toute pensée logique. Ce qui exige de sortir du cadre et de complexifier (ajouter des axiomes /des étagères ) pour résoudre les indécidables, en faisant attention, ce faisant, à ne pas introduire des contradictions.

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