Il y a la Réalité. Avec un « R » majuscule. « Ce sur quoi on se cogne » selon Jacques Lacan. Un absolu donc et qui ne peut être que vrai. La Réalité c’est l’Existant, tout l’existant, l’Univers, la Nature, le Monde. La Réalité c’est la Vérité.
Et puis il y a ce qu’on en connaît. Et l’expérience personnelle que « plus on en apprend et plus on se rend compte que l’on ne sait rien ». Ce qui indique à la fois que la Réalité ne nous est, et ne nous sera, jamais entièrement connue mais aussi que l’on peut en apprendre chaque jour d’avantage. Dans quelle mesure toutefois cette connaissance parcellaire et évolutive est-elle « vraie » ? Et est-elle partagée, avons-nous tous la même ?
Il est dans ce questionnement, un enjeu grave, en cette ère de communication globale et de « fake news » généralisés. Cet enjeu c’est notre rapport à la Vérité.
Telles sont les questions auxquelles se propose de répondre cet article. En cliquant sur chacun des points du sommaire on se rendra directement à la question traitée :
Sommaire
- La conscience du réel
- La raison des émotions
- La construction de la connaissance
- De la connaissance individuelle au savoir collectif
- Notre rapport à la Réalité
- Extension de la connaissance sur la Réalité non perceptible
- La Vérité c’est la Science
- Références
La conscience du réel
Le déterminisme de tout organisme vivant, depuis les êtres unicellulaires les plus simples jusqu’aux hominidés, est d’assurer son homéostasie c’est-à-dire la régulation optimale des paramètres internes conditionnant sa survie. L’organisme le plus élémentaire est, à cette fin, doté de fonctions de perception de son état interne et de son environnement. L’apparition, dans l’évolution des espèces, d’un système nerveux, puis d’un cerveau, permet d’étendre ces capacités de régulation à des situations extérieures de plus en plus complexes (chasser pour se nourrir, s’abriter du froid, collaborer avec ses semblables…) Avec le cortex cérébral, les perceptions de l’état interne et de l’environnement se transforment en conscience. Celle-ci autorise des réactions non automatiques, plus souples, plus complexes, plus différenciées et donc plus adaptées.
(Le mot « conscience » a pu recouvrir différents sens – moral, spirituel, théologique,… Nous l’utilisons ici , à la suite des neuroscientifiques, dans son sens matériel de mécanisme biologique de perception globale.)
La raison des émotions
En 1994, Antonio Damasio, universitaire et chercheur en neurosciences, publie « L’Erreur de Descartes – La raison des émotions » et bouleverse depuis la perspective des neurosciences cognitives. En se basant sur des observations cliniques, Antonio Damasio démontre qu’il n’y a pas de raison sans émotions car ce sont elles qui nous guident vers les meilleurs choix. Les patients examinés par Antonio Damasio, incapables suite à des lésions d’éprouver des émotions, sont également incapables de prendre des décisions bien qu’ayant gardé toutes leurs facultés de raisonnement.
Le corps et le cerveau génèrent ces émotions, lesquelles arrivent à la conscience afin de motiver les actions adéquates pour assurer homéostasie et survie : se sentir ballonné nous fait cesser de manger ; la peur nous fait fuir.
La génération des émotions ne vient pas seulement des impressions immédiates, elle est également induite à partir de la mémorisation d’expériences antérieures. La perception d’une situation présente va extraire de la mémoire une situation analogue ancienne et les émotions qui l’avaient alors accompagnée, réactivant ainsi ces émotions.

La mémorisation du vécu, complet avec les émotions associées, c’est la Connaissance.
On donne généralement à ce terme un sens moins physiologique, celui de savoirs abstraits accumulés, par opposition à l’expérience qui serait, elle, la mémorisation du vécu personnel. Il n’y a pas vraiment opposition. Rappelons que le cerveau, résultat de l’évolution des espèces, a un rôle très utilitaire, celui d’assurer l’homéostasie de l’organisme. Le cerveau est au service de l’organisme. Il n’enregistre que ce qui a du sens dans la régulation de son homéostasie. Il n’y aura pas d’attention portée à une information ni à fortiori d’enregistrement s’il n’y a pas d’émotion. Laquelle pourra être la simple curiosité ou l’intérêt. La mémorisation sera d’autant plus prégnante et pérenne que l’émotions sera forte.
La construction de la Connaissance
Comment construisons-nous nos connaissances ? Par analogies et catégorisations nous disent Douglas Hofstadter, professeur de sciences cognitives, et Emmanuel Sander, professeur de psychologie, dans leur ouvrage commun « L’Analogie. Cœur de la pensée« .
Le processus nous est, en fait, très familier et nous n’aurons aucun mal à l’imager :
De petits êtres, à peine gros comme le poing, volent sous nos yeux et nous observons qu’ils possèdent ailes, plumes, bec. Nous établissons aussitôt des analogies entre ces êtres et nous les rassemblons sous une même catégorie, la catégorie « oiseaux » dotée des caractéristiques [gros comme le poing, volent, ailes, plumes, becs]. Qu’une relation de proximité, de coïncidence avec d’autres catégories soit remarquée, comme par exemple entre les catégories printemps, oiseaux et nids, et voilà une loi de la nature créée : « au printemps les oiseaux construisent des nids« . D’autres observations encore – certains oiseaux sont beaucoup plus gros que le poing, tous les oiseaux ne volent pas, tous les oiseaux ne construisent pas des nids au printemps, certains courent, d’autres sautillent, certains se posent sur l’eau, nagent et plongent, etc.… – et nous devons revoir nos catégories, les affiner, les complexifier, créer des sous-catégories. De nouvelles catégories deviennent parfois nécessaires : ainsi la catégorie « chauve-souris » pour ce qui, à peine plus gros que le poing, a des ailes et vole, n’a toutefois ni plumes, ni bec mais possède par contre des poils et des dents et allaite ses petits comme une certaine catégorie « mammifères ».
Ainsi grossit notre connaissance, dans une auto-construction bricolée par strates entremêlées, raturées, surchargées et s’auto-référenciant au fur et à mesure des expériences. La connaissance construit, déconstruit, reconstruit la connaissance. La connaissance est une catégorisation par analogies.

De la connaissance individuelle au savoir collectif
Comment ces connaissances individuelles deviennent-elles savoirs collectifs ? Voici ce qu’en écrit le mathématicien, physicien et philosophe Henri Poincaré dans « La valeur de la Science » :
Ce qui nous garantit l’objectivité du monde dans lequel nous vivons, c’est que ce monde nous est commun avec d’autres êtres pensants. Par les communications que nous avons avec les autres hommes, nous recevons d’eux des raisonnements tout faits ; nous savons que ces raisonnements ne viennent pas de nous et en même temps nous y reconnaissons l’œuvre d’êtres raisonnables comme nous. Et comme ces raisonnements paraissent s’appliquer au monde de nos sensations, nous croyons pouvoir conclure que ces êtres raisonnables ont vu la même chose que nous ; c’est comme cela que nous savons que nous n’avons pas fait un rêve…
Henri Poincaré – « La valeur de la science »
… Qu’on se place au point de vue moral, esthétique ou scientifique, c’est toujours la même chose. Rien n’est objectif que ce qui est identique pour tous ; or on ne peut parler d’une pareille identité que si une comparaison est possible, et peut être traduite en une « monnaie d’échange » pouvant se transmettre d’un esprit à l’autre. Rien n’aura donc de valeur objective que ce qui sera transmissible par le «discours», c’est-à-dire intelligible…
Reformulons plus précisément :
- C’est un langage commun formalisant les catégories de manière unique et identique pour tous qui permet l’échange.
- Chacun reconnaîtra et s’appropriera ces catégories communes si elles font écho à sa propre connaissance.
- De nouvelles connaissances ne pourront être ajoutées aux savoirs collectifs que si les individus peuvent en établir des analogies avec les connaissances déjà admises (d’où l’utilisation obligée de métaphores dans la vulgarisation scientifique.)
Ou autrement dit :
- Les mots et les expressions du langage sont les catégories de la connaissance. Le vocabulaire est donc la connaissance partageable.
- Chacun reconnaîtra et s’appropriera ce vocabulaire si les mots utilisés ont un sens pour lui.
- Tout nouveau vocabulaire s’acquiert en utilisant le vocabulaire déjà acquis.
Notre rapport à la Réalité
La Réalité c’est « ce sur quoi on se cogne » certes, mais la percevons-nous vraiment précisément ? Voici un seul exemple qui doit nous interroger : nous percevons notre espace avec trois dimensions alors que les scientifiques parlent d’espace-temps à 4 dimensions, voire à 10, 11 ou même 26 dimensions selon les théories des cordes.
Cet exemple m’a suggéré la métaphore suivante pour imager notre rapport à la Réalité.

Imaginons des êtres intelligents qui ne percevraient qu’un espace à deux dimensions et appelons-les « plano-sapiens ». Mettons-nous dans la situation décrite par la figure suivante. Les plano-sapiens sont sur le plan vert. Ils n’ont aucun moyen de percevoir le cube rose qui est au dessus.

Si maintenant le cube coupe le plan des plano-sapiens, il interfèrera avec eux. Les plano-sapiens se « cogneront » sur sa Réalité mais ils n’en percevront pour autant que sa section avec le plan, section que nous avons représentée au dessous dans la figure.
Mais si maintenant le cube bouge et traverse progressivement le plan, les plano-sapiens verront évoluer la section du cube avec le plan.
Leurs savants pourront alors, à partir de l’observation de cette forme et de son évolution, en supputer la forme complète du cube. Mais attention : ils ne seront pas capables de l’imaginer autrement que par une formulation mathématique (En l’occurrence dans un espace-temps à 2+1 dimensions la troisième dimension étant le temps du mouvement du cube.) D’autre part cette spéculation ne sera pas une certitude mais une spéculation : elle supposera par exemple que la forme du cube n’aura pas évolué pendant la traversée et sa vitesse de déplacement aura été constante.
Ainsi va notre rapport à la Réalité. Nous n’en percevons les phénomènes que lorsqu’ils viennent interférer avec nous, c’est à dire avec nos sens. Et encore n’en percevons-nous pas leur totalité. Nos savants peuvent toutefois la supputer si la variation de ces phénomènes dans le temps et l’espace est perceptible à leurs instruments. Mais si la nature du phénomène dépasse nos capacités d’imagination, la traduction de leurs observations ne pourra être que mathématique. Cela est vrai en sciences physiques bien sûr. Mais cela est également vrai en biologie (voir par exemple cet article de Wikipédia : « Biomathématique« .) Et cela est vrai en sciences humaines lorsque par exemple certains phénomènes ne sont perceptibles que grâce à la collection d’une grande quantité de données et ne peuvent être décrits que statistiquement.
Extension de la connaissance sur la Réalité non perceptible
Les capacités sensorielles des humains ne leur donnent qu’un accès très limité à la Réalité. Entrent alors en jeu les capacités d’imagination de l’espèce humaine. Qu’un phénomène soit détecté mais ne puisse être entièrement perçu et sa partie manquante sera reconstituée par analogie de la partie perceptible avec d’autres phénomènes connus. (voir figure suivante).

C’est ce que nous expérimentons au quotidien lorsque nous induisons les sentiments de notre interlocuteur (partie cachée de B) à partir de ses mimiques (partie perceptible de B) par analogie avec ce que seraient nos propres réactions en pareille situation (phénomène connu analogue A).
Ainsi procède également la Science dont la mission est justement de construire une représentation compréhensible de la Réalité intangible. Représentation toute spéculative devant être confirmée ou infirmée par l’observation de déductions vérifiables dans la Réalité perceptible.
Le livre de D.Hofstadter et E.Sander, l’Analogie – Coeur de la pensée, précédemment cité, fournit d’abondants exemples de la genèse de nos théories scientifiques contemporaines par ce processus d’analogie.
La Connaissance n’est pas la Réalité
Il résulte clairement de ce qui précède que la Connaissance n’est pas la Réalité mais ce que nous pouvons très imparfaitement en dire. Résumons :
- La Réalité nous est en partie cachée et la représentation que nous en avons résulte de spéculations toujours provisoires. L’utilisation de logique formelle, y compris mathématique, ne garantit aucunement la Vérité. (cf. La logique conduit-elle toujours à la Vérité ?)
- Toute catégorisation est une simplification commode mais abusive. La Réalité, complexe et infinie, ne se laisse pas enfermer dans des classeurs fermés : tout a un lien avec tout, chaque élément est différent de son analogue supposé et la Réalité n’a pas d’essences mais des existants contingents. L’essentialisation, comme le réductionnisme scientifique, sont des constructions humaines.
- Le langage, système logique formel support de la Connaissance, est obligatoirement incomplet par rapport à la Réalité (nous ne sommes pas omniscients et n’avons pas mis des mots sur tout) ce qui ne manque pas de conduire à des propositions indécidables ou contradictoires (cf. L’incomplétude de la pensée).
- La Connaissance ne se construit pas sur du vide. Ne peuvent s’y intégrer que les nouveaux éléments faisant écho aux connaissances déjà acquises. D’où un formatage, une distorsion, de la Connaissance par la culture environnante. La Connaissance est une construction sociale. (Ce que Renan suggère finement en parlant de « moule » de la Connaissance).
La connaissance, c’est l’infini versé dans un moule fini.
Ernest Renan
La Vérité c’est la Science
Commençons par faire la distinction entre vérité et réalité.
La Réalité, avec un « R » majuscule, c’est « ce sur quoi on se cogne« , selon le mot de Jacques Lacan. Un absolu existentialiste donc et qui ne peut être que vrai.
Je dis bien « LA Réalité » et non les différentes visions que chacun d’entre nous en avons. Et c’est là qu’intervient la vérité.
La vérité est par contre une construction humaine toute relative car attachée à une vision (paradigme) de la réalité : une proposition peut être considérée comme “vraie” ou “fausse” dans un système logique ou paradigme donné. Elle peut aussi n’avoir aucun sens dans un autre paradigme. Par exemple dire que le rapport de la circonférence d’un cercle au diamètre est égal à PI est vrai dans l’espace euclidien mais n’a pas de sens dans l’espace courbe de la Relativité einsteinienne où ce rapport peut prendre différentes valeurs. Ou pour prendre un exemple plus trivial : dire que les grenouilles sont comestibles est « vrai » pour un Français, « faux » pour un Anglais, et n’a pas de sens pour un Esquimau qui n’aurait jamais connu de grenouilles.
Evidemment nous voudrions tous nous référer à la « Vérité » avec un « V » majuscule, celle de la Réalité. mais cette dernière est en grande partie cachée à l’humain.
Et c’est l’objet de la Science que de justement chercher à dévoiler des pans cachés de la Réalité. C’est un processus progressif, spéculatif, sujet à vérifications, controverses, confirmations, infirmations, révisions, etc. Mais c’est cette connaissance scientifique qui, malgré ses défauts, s’approche le plus de la Réalité, car elle se cogne à elle !
Le paradigme scientifique reste donc, malgré ses limitations que nous avons signalé dans cet article, LE paradigme de référence pour la détermination du « vrai » et du « faux ».
Références
- « L’erreur de Descartes. La raison des émotions » – A.Damasio – Ed. Odile Jacob – 1995.
- « L’Analogie. Coeur de la pensée » – D.Hofstadter & E.Sander – Ed. Odile Jacob – 2014.
- « La valeur de la science » – Henri Poincaré – Extrait : Chapitre XI. La science et la réalité.
- « Constructivisme (épistémologie) » – Wikipédia – https://fr.wikipedia.org/wiki/Constructivisme_(épistémologie)
- « Constructivisme social » – Wikipédia – https://fr.wikipedia.org/wiki/Constructivisme_social
- « Révolutions scientifiques, réalités, vérité » – Serge Ruscram – ecosocpol.blog.lemonde.fr/2013/06/30/revolutions-scientifiques-realites-verite/