Le danger est de ne plus croire en rien. Sauf que l’Humain a besoin de croyances communes pour faire société. Et donc si nous ne voulons pas retourner à l’ère prémoderne (ce que souhaitent sans le dire les mouvements religieux les plus extrémistes), il va falloir nous armer contre cette prolifération de « fakes », complotismes et autres biais de jugement.
… des jugements expéditifs, instinctifs…
Il nous faut d’abord comprendre comment nous fonctionnons. Nous allons nous y essayer à travers une petite histoire passée au filtre de ce que nous disent les sciences cognitives.
Vous vous promenez dans la campagne avec votre chien, lequel va et vient, reniflant et marquant partout, comme font les chiens. Soudain il lève une perdrix qui s’envole lourdement. Le canidé se lance à sa poursuite… avant de revenir, excité et bredouille, renifler et fouiner tout autour du lieu de l’envol. Vous souriez, amusé. Vous savez que votre chien ne trouvera pas d’autres perdrix à cet endroit : nous sommes en hiver et les perdrix ne nichent pas en hiver. Plus loin vous arrivez à l’endroit où vous aviez trouvé un billet de 100€. Vous aviez alors fouillé tout autour au cas où il y en aurait eu d’autres. Aujourd’hui encore, repassant sur les lieux, vous vous surprenez à les balayer du regard…
Les humains, comme les chiens, sont mus au quotidien par des opérations mentales innées, automatiques, intuitives et rapides, élaborées par les millions d’années de l’évolution darwinienne, et appelées heuristiques de jugement ; comme, par exemple ici, celle qui pousse l’animal qui trouve un objet intéressant (perdrix, billet de 100€…), à chercher tout autour s’il n’y en aurait pas d’autres. Ces heuristiques ne sont pas exemptes d’erreurs logiques de jugement ( biais cognitifs ), loin de là ; mais elles permettent de survivre, à peu de frais, et avec une probabilité suffisante pour la perpétuation des gènes qui les ont conditionnées. La Nature se fiche de la rationalité et des destins individuels ; elle ne s’intéresse qu’aux statistiques.
Les humains, comme les chiens, nourrissent ces heuristiques de jugement par la mémoire de leurs expériences : « là, j’ai trouvé un billet de 100€ », ou « hier, j’ai vu un lion dans les parages, je change mes habitudes »… Mais ce que les humains ont de plus que les chiens, c’est que leur mémoire contient non seulement leurs expériences propres mais également la connaissance accumulée et transmise par les autres humains grâce au langage. Vous savez que les perdrix ne nichent pas en hiver. Ce n’est pas parce que vous les avez personnellement observées pendant des années ; vous n’en aviez guère le loisir. Mais d’autres l’ont fait pour vous et ils ont mis la connaissance ainsi construite dans le pot commun de l’humanité. La connaissance est affaire collective et de langage.
… une prise de conscience occasionnelle…
À chaque instant, nos perceptions internes ou externes activent simultanément plusieurs de ces heuristiques de jugement. Nous n’avons généralement conscience que du résultat de ces opérations, c’est à dire de la pulsion générée. Sauf lorsque survient un conflit entre heuristiques. Celui-ci remonte alors à la conscience, et nous pouvons alors, et à ce moment là seulement, faire intervenir notre rationalité.
Pour concrétiser ce qu’est la conscience du point de vue des sciences cognitives, nous pouvons utiliser la métaphore du capitaine de cargo. Celui-ci est sur sa passerelle de commandement. Il est conscient de lui et du bateau dont il sent les vibrations. Par la large baie vitrée, il voit son « corps », en l’occurrence le bateau, et son environnement, l’horizon, la mer. Ses équipes s’activent de manière autonome et invisible sous le pont sans en référer à lui, mais il constate le résultat de leurs actions : la marche du bateau. Et puis, il peut arriver que son chef machiniste et son opérateur radio montent le voir simultanément, l’un lui indiquant que la machinerie chauffe et qu’il serait prudent de réduire l’allure, et l’autre l’avertissant de la présence de pirates sur ces lieux qu’il faudrait quitter sans tarder. Porteurs de préconisations contradictoires, ils n’ont pu donner suite par eux-mêmes. Le capitaine doit alors approfondir les informations qui lui sont données, en apprécier la crédibilité, faire intervenir d’autres données, d’autres expériences, démêler les erreurs de jugement les plus évidentes, évaluer les risques, calculer les probabilités, et… prendre une décision consciente.
… un terrain favorable pour les « fakes »…
Comment nos heuristiques de jugement, léguées par Dame Nature pour la perpétuation des gènes de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, interviennent-elles aujourd’hui dans la construction et la diffusion des « fakes » sur nos médias contemporains ?
Impossible ici d’être exhaustifs : des centaines d’heuristiques ont été identifiées avec leurs biais cognitifs associés. Nous allons en donner quatre exemples :
Les heuristiques de disponibilité
Elles consistent à se baser uniquement sur les informations immédiatement disponibles en mémoire, sans chercher à en acquérir de nouvelles concernant la situation. Cela conduit à de nombreux biais : les informations les plus récentes, les informations répétées, les informations ayant procuré la plus forte émotion, etc. sont privilégiées par rapport à d’autres qui pourraient être plus solides ou plus pertinentes.
Cela peut, de plus, donner des illusions sur la fréquence des événements ; ou des illusions de corrélation entre deux événements qui ne sont en fait liés que par la proximité du souvenir en mémoire.
Les algorithmes de fonctionnement des moteurs de recherche ou des réseaux sociaux accentuent ce défaut. Google décode le profil de l’internaute à partir de l’historique des recherches, trie les réponses pour complaire à ce profil et fournit d’abord les réponses les plus communément utilisées. Facebook favorise la viralité des publications les plus commentées ou « likées ». Sachez que nous ne recevons en moyenne que 6% des publications de nos « amis » Facebook. Lorsque vous commentez une publication qui vous énerve, vous participez en fait à sa propagation.
L’illusion de corrélation
C’est le biais cognitif qui consiste à percevoir entre deux événements une corrélation qui n’existe pas en réalité.
C’est le type même de biais cognitif utilisé par les théories du complot : « Juste avant cet immense incendie, le Préfet et le Colonel des pompiers ont tenu une réunion secrète. Vous ne trouvez pas ça bizarre ? » Ce qui est bizarre en fait c’est que l’on puisse penser que le Préfet et le Colonel des pompiers étaient de mèche pour organiser un incendie. Lorsque vous rencontrez ce type d’assertion demandez-vous, par exemple, simplement combien de fois dans l’année le Préfet, représentant de l’Etat, doit s’entretenir avec le Colonel des pompiers, responsable des secours incendie et accidents : certainement plusieurs fois par mois. L’évaluation des probabilités suffit généralement à écarter ce type d’insinuation.
La pensée tribale
L’humain est un animal social et c’est cette capacité à s’associer qui lui a permis de survivre jusqu’à conquérir le monde. Aujourd’hui encore, la famille, le cercle d’amis, les réseaux professionnels et d’influence, constituent des ressources pour survivre et, au delà, prospérer.
Les humains au sein d’un même groupe ont tendance à penser, sentir, et désirer les mêmes choses. La plupart de nos intuitions sont acquises socialement et associées aux valeurs de notre tribu, ou endogroupe : nous développons alors une méfiance intuitive qui tourne facilement à la haine pour tous les autres, ceux de notre exogroupe.
Nous ne vivons plus au sein de tribus mais le sentiment d’appartenance à des groupes sociaux, culturels, d’opinion, etc. est très fort en chacun de nous. Il faut se rendre compte que ce sentiment est sciemment décodé et utilisé par les médias, les moteurs de recherche et les réseaux sociaux à des fins de marketing.
Le fonctionnement de groupe est générateur de biais cognitifs :
- adopter les idées et attitudes attendues par le groupe (conformisme)
- mettre en avant des informations qui nous représentent (personnalisantes) plutôt que des informations pertinentes neutres (biais de représentativité)
- surestimer le nombre de personnes qui pensent comme nous (effet de faux consensus)
- surévaluer l’opinion d’une personne que l’on considère comme leader dans le groupe ou craindre de la contredire (biais d’autorité)
- etc.
Spirale du silence et tyrannie des agissants
Lorsqu’un individu se trouve d’accord avec le point de vue dominant, sa confiance en soi en est renforcée et il s’exprimera sans réticence, sans risquer d’être isolé, face à ceux qui soutiennent un point de vue différent.
Par contre, s’il s’aperçoit que ses convictions perdent du terrain, il perdra peu à peu sa confiance et aura tendance, de plus en plus, à se taire, même s’il n’en pense pas moins.
A cela s’ajoute le fait qu’un avantage est donné à ceux qui agissent – les prosélytes, les militants, les expansifs, les grandes gueules – par rapport à ceux qui n’agissent pas. Et l’on peut croire que le groupe partage leurs idées alors qu’il n’en est rien. Les réseaux sociaux, en favorisant les publications des internautes les plus actifs, mais également de ceux qui suscitent le plus de réactions, favorisent ce biais cognitif.
La littérature sur le sujet est riche. Ceux qui seront intéressés (et courageux !) pourront commencer à tirer les fils de la connaissance sur le sujet en se rendant sur les sites de Wikipédia, (notamment sur le diagramme très complet) et de La Toupie
… mettre de la connaissance dans le moteur…
Nous ne pouvons pas grand chose sur nos heuristiques de jugement léguées par Dame Nature. Elles ont par ailleurs leur efficacité. Nous pouvons par contre les influencer, en améliorer la justesse, en jouant sur le contenu de notre mémoire, c’est à dire sur nos expériences et sur nos connaissances. Voyager. Rencontrer des gens. Communiquer en dehors de ses tribus. Expérimenter. Lire.
N’oublions pas cependant que nos heuristiques n’utilisent que les souvenirs immédiatement disponibles en mémoire. Rendez donc disponibles les choses qui sont pour vous importantes : notez et relisez souvent les passages de romans ou d’essais que vous avez aimés, apprenez par cœur poésies et textes de chansons qui ont du sens pour vous et racontez, récitez, chantez, parlez-en à vos proches…
Dès que l’on parle de « connaissances », se pose la question : « connaissances ? ou croyances ? »
J’écrivais, dans un précédent billet (Croire ? Penser ?) qu’il n’y avait pas de différence de nature entre connaissance et croyance. Nous pensons tout le temps et traitons sans cesse nos sensations, nos informations, nos souvenirs, suivant des processus cognitifs multiples et complexes allant de la rêverie à la pensée rationnelle. Nos croyances sont le résultat évolutif de cette pensée permanente qui construit et déconstruit sans cesse notre mémoire et notre vision de la réalité. La mémoire de nos affects impacte notre rationalité. Mais, comme l’ont montré les travaux du neuroscientifique Antonio Damasio, ce sont justement les émotions qui nous permettent de mémoriser, de juger et de décider. Pas de raisonnement sans émotions. On comprendra alors que seule une pensée rationnelle construite sur un processus collectif (e. g. la pensée scientifique, Wikipédia, etc…) permet de surpasser les affects individuels pour construire des connaissances bénéficiant d’un consensus élargi.
La méthode scientifique utilise des processus explicités et faisant l’objet d’analyses critiques de la part des pairs. Les hypothèses, les observations, les conclusions, sont vérifiables par la communauté des chercheurs. Les conclusions sont toujours considérées comme provisoires et appelées à être remises en question en cas d’observations contraires dûment constatées.

Lorsqu’on attribue plus de confiance à une hypothèse défendue par quelques uns, même nombreux, plutôt qu’à une conclusion scientifique contradictoire, alors le ver est dans le fruit.
C’est malheureusement le cas dans des domaines polémiques, comme l’économie ou la sociologie, qui pourraient toutefois devenir des disciplines scientifiques (notamment grâce aux métadonnées), mais dans lesquels nombre de chercheurs confondent science et combat idéologique.
C’est aussi le cas lorsque les travaux proviennent de laboratoires privés, ou à financements privés, soumis aux intérêts de multinationales.
… et un brin de rationalité…
Nous pouvons nous essayer à la rationalité lorsque les heuristiques de jugement en contradiction émergent à la conscience. Mais la rationalité n’est pas naturelle à l’Humain. Elle résulte d’un apprentissage (c’est le principal intérêt de l’apprentissage des mathématiques – la rationalité parfaite – au collège). Elle demande temps et effort. A réserver donc pour les décisions cruciales.
Un exemple simple tout de même, pour expliquer la règle de la déduction (les allergiques aux mathématiques pourront sauter le paragraphe) :
Si { PLUIE ⇒ NUAGES } = Vrai,
alors { PLUIE = Vrai } ⇒ { NUAGES = Vrai }
ou alors { NUAGES = Faux } ⇒ { PLUIE = Faux }
Ce qui peut se traduire en langage courant par :
si l’on admet que pour qu’il pleuve il faut qu’il y ait des nuages,
alors s’il pleut il y a des nuages
ou alors également, s’il n’y a pas de nuages, il ne peut pas pleuvoir.
Par contre les déductions suivantes sont fausses :
Si { PLUIE ⇒ NUAGES } = Vrai
alors { NUAGES = Vrai } ⇒ { PLUIE = Vrai } déduction fausse
ou alors { PLUIE = Faux } ⇒ { NUAGES = Faux } déduction fausse
Il peut y avoir des nuages sans qu’il pleuve ; et qu’il ne pleuve pas ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de nuages.
Cela peut sembler un truisme dans l’exemple choisi. Mais est incroyable le nombre de fois où l’on rencontre le type de déductions fausses ci-dessus dans d’autres cas moins évidents. Il est par ailleurs rare que l’on discute de la validité du premier terme (« pour qu’il pleuve il faut qu’il y ait des nuages »). Or c’est par là qu’il faut commencer : par valider les hypothèses de départ.
Les choses se compliquent lorsqu’il faut ajouter des probabilités… Je vous épargnerai la démonstration. L’Humain est un très mauvais statisticien.
… et pour bien finir, comme il se doit, une fable…
Pardon d’évoquer ici, de manière très personnelle, le mythe archi connu de la Genèse, mais la parabole en est intéressante :
Dieu, un dieu omnipotent et omniscient, créa un Paradis qu’il peupla de toutes sortes d’animaux et de plantes merveilleux. Puis il y planta deux arbres spéciaux : un Arbre de Vie et un Arbre de Connaissance. Enfin il y mit un Homme et une Femme, les premiers de leur espèce, et il leur interdit de goûter aux fruits de l’Arbre de Connaissance. S’il n’avait rien dit, l’Homme et la Femme n’en auraient peut-être pas eu l’idée ; il y avait quantité d’autres arbres. Mais dès lors le ver était dans le fruit. Et le ver en question, un vrai serpent, incita l’Homme et la Femme à goûter le fruit de l’Arbre de Connaissance. Ce qu’ils firent. Et ils s’aperçurent alors qu’ils étaient nus. Et Dieu les chassa du Paradis pour les punir et pour que, désormais, ils ne puissent plus goûter également à l’Arbre de Vie et devenir immortels. Homo étant devenu Homo Sapiens, il n’aurait plus manqué qu’il devint Homo Deus.
Tout le monde connaît cette légende, mais un détail primordial passe souvent inaperçu alors qu’il donne tout son sens à l’histoire :
lorsqu’ils eurent goûté à l’Arbre de Connaissance, l’Homme et la Femme s’aperçurent qu’ils étaient nus, c’est à dire qu’ils s’aperçurent qu’ils ne savaient rien !
Car par là commence la Connaissance : par se rendre compte que l’on ne sait pas. Ne peut rien apprendre celui qui n’admet pas son ignorance.
… ne pas jeter le bébé de la modernité…
J’ai parlé, au début de ce billet du risque d’un retour à l’ère prémoderne. Pendant les siècles de la période prémoderne, les humains ont respecté l’interdiction divine : tout ce qu’ils pouvaient /devaient savoir était écrit une fois pour toutes dans les textes sacrés et le rôle des « savants » se limitait à une perpétuelle exégèse de ces textes. Lesquels textes définissaient pour l’éternité, non seulement les valeurs philosophiques et morales, le bien, le mal, le sens de la création divine, mais également la nature et ses lois physiques. Les individus, essentialisés, hétéronomes, n’existaient qu’en tant que membres d’une famille et d’une communauté qui leur dictaient leur position sociale, leur profession, leurs comportements sociaux etc. Au dessus, la religion dictait ses lois. La société se pensait, se voulait, immuable. Circulez, il n’y a rien à voir !
Mais le ver-serpent de l’industrie, du capital, du commerce international,… est venu inciter au développement de la connaissance, pourvoyeuse de pouvoir et d’enrichissement. « Savoir c’est pouvoir » disait déjà Francis Bacon (1561 – 1626) lequel développa une théorie empiriste et expérimentale de la connaissance, mère de notre méthode scientifique moderne.
La modernité est donc venue bousculer l’ordre social prémoderne : quête incessante de la connaissance scientifique, primat de la rationalité, autonomie des individus, recherche du progrès… Et une nouvelle religion, dans laquelle se sont fondues toutes les autres, et qui attribue à l’Humain la valeur suprême : l’Humanisme.
Et plus nous en avons appris, plus nous nous sommes rendu compte que nous ne savions rien, que nous étions nus comme l’Homme et la Femme de la fable. Pire : nous nous sommes rendus compte que l’Humain serait peut-être toujours incapable, par ses limitations physiologiques, de percevoir l’étendue de la Réalité. Qu’il n’y avait pas de fin à l’exploration. Que la Vérité, avec une majuscule, n’existait pas, qu’elle n’était que provisoire. Que l’Humain n’est peut être pas la valeur suprême : qu’il est partie dépendante de la biosphère.
Nous entrons dans la postmodernité. Mais ne jetons pas le bébé de la modernité avec l’eau sale du bain.