Le monde virtuel de l’Humain moderne
L’Homo Sapiens a colonisé la Terre entière et le vivant. Il vit aujourd’hui dans une “réalité”, par lui quasi entièrement construite, et en grande partie virtuelle.
La réalité tangible c’est ce qui est composé d’atomes. La réalité virtuelle c’est tout le reste : les religions, les nations, les états, les lois, les banques, les monnaies, les cultures, les valeurs, la démocratie, la justice, la liberté, l’égalité, la fraternité, les S.A.R.L., etc.
Cette réalité virtuelle n’existe que parce que les humains croient collectivement en elle. Elle n’en est pas moins extrêmement puissante puisque c’est elle qui définit l’ordre sociétal qui nous organise collectivement.
Nos masques de réalité virtuelle
C’est comme si nous nous promenions dans la vie avec un masque de réalité virtuelle sur la tête.
C’est difficile à admettre ? En effet. Ce masque est invisible mais solidement intégré en nous :
- D’abord parce que nous avons été élevés avec ce masque. Nous n’avons jamais vu le monde, autrement qu’à travers lui, et toute notre éducation a consisté à nous inculquer cette virtualité.
- Ensuite parce que cette réalité virtuelle s’est inscrite dans la matérialité de tout ce qui nous entoure. Elle a formaté nos paysages, nos villes, nos infrastructures, immeubles et habitations, nos vêtements, nos objets de consommation. Elle formate même nos corps par nos choix d’alimentation et de modes de vie et par nos canons de beauté physique. Elle est signifiée par nos lieux de culte – cathédrales, palais, musées ou stades… – et nos objets de culte – drapeaux, billets de banque, objets d’art… – ou nos rituels physiques – cérémonies officielles, concerts, fêtes familiales …
- Enfin parce qu’il s’agit d’une virtualité intersubjective : tous les autres autour de nous et au delà, voient, croient en, la même réalité virtuelle et interagissent à travers elle. Pour qu’un phénomène intersubjectif change ou disparaisse, il faut qu’une grande quantité d’individus cessent de croire en lui et soient suivis.
La Révolution cognitive de l’Homo Sapiens
Dans son livre “Sapiens – Une brève histoire de l’humanité” (Albin Michel – 2012), Yuval Noah Harari explique comment l’Homo Sapiens a construit cette réalité virtuelle et pourquoi elle fait aujourd’hui sa toute puissance.
Les fourmis et les abeilles coopèrent efficacement entre des dizaines de milliers d’individus, mais elles le font d’une manière mécanique et déterministe dictée par leurs gènes.
Les loups et les hominidés (chimpanzés, bonobos, Neandertal, Homo erectus) peuvent coopérer de manière beaucoup plus fluide au sein de groupes liés par des relations empathiques (filiation, sexe, épouillage…), mais ces groupes ne peuvent guère dépasser la cinquantaine d’individus.
Une mutation profonde de l’Homo Sapiens lui a donné la capacité, unique dans le monde animal, de communiquer de manière complexe sur des choses qui n’existent pas.
Les paléontologues appellent cette mutation la “Révolution cognitive”. Elle se traduit par l’apparition dans les grottes et les sites archéologiques d’éléments d’ordre symbolique.
Dès lors l’Homo Sapiens a pu raconter des histoires, construire au fil des millénaires toute une mythologie, toute une réalité virtuelle, et y faire adhérer ses semblables.
C’est ainsi que l’Homo Sapiens a pu coopérer efficacement entre des milliers, puis des millions d’individus, qui ne se connaissent pas mais qui partagent les mêmes croyances (jusqu’à se sacrifier pour elles). Cela lui a donné le pouvoir de coloniser la Terre entière et le vivant après avoir éliminé les espèce concurrentes. Cela lui a donné la capacité d’accumuler collectivement une somme immense de connaissances, de techniques et d’outils qui lui ont permis de maitriser le feu nucléaire, de poser le pied sur la Lune, d’explorer (spéculativement !) les confins de l’Univers…
L’arène du pouvoir
Du point de vue de l’Homo Sapiens en général, cette réalité virtuelle n’est donc pas une imposture malveillante !
Elle n’en est pas moins le lieu du pouvoir. Car elle est, en effet, constitutive d’un ordre social, forcément contraignant, pas toujours conscient dans la mesure où cet ordre s’appuie sur des valeurs intériorisées par les individus, mais dont tous ne tirent pas pareillement profit. Elle légitime une hiérarchie sociale par essence inégalitaire.
Les complotistes et populistes donnent volontiers à notre réalité virtuelle le nom de “système”, associé à kyrielle de mots valises (e.g. “système médiatico-politico-financier”). Ils signifient par là l’existence conflictuelle d’un “eux” contre un “nous” – “eux” les manipulateurs contre “nous” les victimes.
Les historiens préfèrent parler de “cultures” – e.g. la culture aztèque, la culture inca, la culture de l’empire chinois, la culture occidentale moderne… Le terme “culture”, dans cette assertion, désigne l’ensemble des éléments de la réalité virtuelle qui régissent l’ordre sociétal : valeurs, croyances, connaissances, techniques, structures, règles, lois, codes… Dans cette approche, il ne peut y avoir qu’un “nous”. Les “eux” ne peuvent provenir que d’autres cultures, comme lorsque des cultures se confrontent dans l’Histoire (e.g. la destruction de l’empire et de la culture inca par Francisco Pizarro.)
Théorie de l’évolution culturelle
L’approche complotiste de la réalité virtuelle est sœur d’une manière d’enseigner l’Histoire comme une suite de hauts-faits commis par d’imposantes figures, une histoire-récit construite après coup. Mais les historiens, qui en connaissent les détails, savent que l’Histoire est chaotique et se joue de tous les pronostics et desseins humains. L’approche mémétique décrite ci-après semble à la fois plus proche des observations et plus fertile pour expliquer comment se construisent et évoluent nos réalités virtuelles /cultures.
La mémétique étudie l’évolution des cultures dans une approche darwinienne, faisant ainsi un parallèle avec la génétique. Dans cette optique, l’évolution culturelle repose sur la reproduction d’unités culturelles – les mèmes – comme l’évolution biologique repose sur la reproduction des gènes. Les mèmes, tels des parasites mentaux, apparaissent par accident, se propagent d’un humain à l’autre, profitant de leurs hôtes, les affaiblissant, voire les tuant (un humain peut consacrer sa vie à répandre une idéologie et même se sacrifier pour elle). Les cultures qui réussissent sont celles qui parviennent à reproduire leurs mèmes indépendamment des coûts et avantages pour les humains.
L’utilisation de ce parallèle mémétique /génétique fournit une vision moins complotiste, plus objective, de la manière dont se construit notre “système” social :
- Ainsi les chimpanzés utilisent les degrés de liberté que leur laisse l’ordre biologique chimpanzé et leurs aptitudes biologiques personnelles pour se construire une position hiérarchique dans leur tribu.
- De la même façon, les Homo Sapiens utilisent les degrés de liberté que leur laisse l’ordre culturel et leurs capacités sociales personnelles pour se construire une position hiérarchique dans la société.
Certains seront choqués de ce parallèle entre l’Homme et le chimpanzé, mais les études des anthropologues et éthologues montrent une étonnante similitude de comportements sociaux entre ces deux espèces d’hominidés (Pascal Picq – “Qui va prendra le pouvoir ?” – Odile Jacob – 2017). (Convenons cependant que, par comparaison, les cultures humaines offrent des terrains de jeux extrêmement plus prolixes et subtils et qui font le sel de la vie, que n’en peuvent offrit les systèmes à base biologique.)
Déterminisme biologique et déterminisme culturel
Ce déterminisme culturel laisse toutefois une petite lueur d’espoir pour ceux, nombreux, qui ne se satisfont pas de l’ordre sociétal actuel : c’est l’extraordinaire évolutivité des mèmes par rapport aux gènes, et donc de l’ordre culturel par rapport à l’ordre biologique.
Il faut des centaines de milliers d’années d’accidents génétiques pour qu’apparaissent de nouvelles espèces, mieux adaptées ou mieux dotées. Les premiers humains sont apparus il y a 2,5 millions d’années, et, pendant 2,5 millions d’années, ils ont construit sensiblement les mêmes outils de pierre.
Il y a 70 000 ans, une mutation de l’Homo Sapiens, la Révolution cognitive, lui a permis de passer d’un déterminisme biologique à un déterminisme culturel. Et, en à peine 70 000 ans, l’Homo Sapiens a colonisé la Terre entière et posé le pied sur la Lune.
C’est que les mutations culturelles sont infiniment plus rapides que les mutations génétiques : il a suffit de quelques années aux Français pour ne plus croire à la royauté de droit divin, couper la tête du roi et instaurer une nouvelle croyance en la démocratie républicaine.
Arracher le masque
Envie d’arracher le masque et d’augmenter les degrés de liberté laissés par vos mèmes ? Yuval Noah Harari dit que c’est la méditation de pleine conscience (mindfullness meditation) qui lui a permis de faire la part entre réalité objective et virtuelle (“La grande librairie” émission TV France 5 du 14 septembre 2017.)
Un petit conseil pour la route, et si je puis me permettre, sous la forme de cette citation de Francis Bacon : “Savoir c’est pouvoir”.
Francis Bacon (1561-1526) est ce philosophe anglais qui posa les fondements de la science moderne et de ses méthodes, qu’il concevait comme entreprise collective (ce qui distingue son approche de la méthode solitaire prônée par Descartes.) Il n’y a pas de différence de nature entre croyance et connaissance. On qualifie plutôt de “connaissance” le résultat d’un processus collectif capable d’assurer le plus large consensus (cf. cet article précédent “Croire? Penser?”.) Le savoir, et le pouvoir qui en découle, sont collectifs.
Vidéo : « Bananas in Heaven » – Yuval Noah Harari
Dans cette vidéo, extraite d’une conférence TEDx à Jaffa, Yuval Noah Harari explique comment la faculté de l’Homo Sapiens de créer des mythes collectifs lui a donné sa puissance actuelle. (En anglais, sous-titrage français programmable)