“Croire ou penser… il faut choisir” ??? Ayant vaillamment arboré cette fière maxime sur mon profil Facebook après je ne sais plus quelle discussion ou événement, mais réticent aux sentences péremptoires, je me mis à… y penser ! épluchant au passage un certain nombre d’articles sur la cognition et sur la mémoire. Et ma conclusion est que cet aphorisme est un non-sens.
Nos pensées construisent et déconstruisent nos croyances
Tout d’abord parce que nous ne pouvons pas choisir de penser. Nous pensons tout le temps, même lorsque nous dormons. Nous traitons sans cesse nos sensations, nos informations, nos souvenirs, suivant des processus cognitifs multiples et complexes allant de la rêverie à la pensée rationnelle. Cette dernière, version verbalisée, consciente et volontaire de la pensée, n’est utilisée que très occasionnellement, le plus souvent dans le cadre d’une production professionnelle de connaissances (philosophes, savants universitaires, chercheurs, ingénieurs, médecins,…).
Ensuite parce que croire et penser ne sont pas sur le même plan : croire est le résultat de l’action de penser. Nos croyances sont le résultat évolutif de cette pensée permanente qui construit et déconstruit sans cesse notre mémoire et notre vision de la réalité. Même nos souvenirs les plus forts, nos convictions les plus ancrées, ne sont pas à l’abri de cette construction-déconstruction, consciente ou inconsciente, volontaire ou involontaire. Et nous croyons jusqu’à ce que de nouvelles pensées viennent mettre en doute ces croyances.
Croire et penser sont donc intimement liés et ne peuvent être opposés.
Seul un processus de pensée collectif peut construire un consensus de connaissances
On serait alors tenté de remplacer l’aphorisme du début par un choix entre 1) se laisser aller à une pensée libre et vagabonde, ou 2) se livrer à l’exercice de la seule pensée rationnelle utilisant la mémoire déclarative sémantique (celle qui enregistre les connaissances culturelles ou générales verbalisées) avec l’idée qu’un raisonnement logique verbalisé résulterait en connaissances – lesquelles seraient indubitables – par opposition aux croyances – toujours contestables. Ce serait ignorer que :
- La mémoire de nos affects impacte notre rationalité. Mais ce sont justement les émotions qui nous permettent de raisonner, de décider et d’agir comme l’ont montré les travaux du neuroscientifique Antonio Damasio. Pas de raisonnement sans émotions. On comprendra alors que seule une pensée rationnelle construite sur un processus collectif (e. g. la pensée scientifique, Wikipédia, etc…) permet de surpasser les affects individuels pour construire des connaissances bénéficiant d’un consensus élargi.
- Il n’y a pas de différence de nature entre connaissances et croyances, rien que le regard porté sur elles. On nomme généralement “connaissances” le résultat d’une pensée rationnelle collective bénéficiant d’un large consensus, le terme croyances étant plutôt attribué au résultat d’une démarche individuelle ou d’une opposition. Pour autant ce consensus n’est jamais définitif et l’Histoire des Sciences, par exemple, est remplie de ces connaissances scientifiques ayant été par la suite abandonnées ou limitées dans leur champ de validité parce qu’elles ne fonctionnaient plus.
La pensée rationnelle nous permet collectivement d’anticiper une réalité inatteignable
Malgré son imperfection, la pensée rationnelle nous permet de construire des systèmes qui fonctionnent pour ce dont nous avons besoin. Dans le cadre collectif de la recherche scientifique, elle nous permet même d’anticiper une réalité inatteignable, hors de nos capacités de perception, et de construire, dans cette réalité imaginée, des systèmes qui fonctionnent, eux, de façon tangible. Le bon fonctionnement de ces systèmes est d’ailleurs la seule preuve – fragile – de la validité de cette réalité. Un seul disfonctionnement et la réalité imaginée est à revoir.
Mais la pensée rationnelle ne nous est pas donnée. Elle est le résultat d’un apprentissage. Et par conséquent tous les humains ne sont pas également pourvus d’une rationalité sans biais cognitifs.
Nous sommes sur une barque et il n’y a pas de terre ferme
“Eh ! quoi ! me direz-vous. Pas de certitudes ? Rien d’immanent à quoi s’accrocher ?” Non, nous ont enseigné les constructivistes. La vérité n’existe pas, elle est une construction sociale. Ou en tout cas elle ne nous est pas accessible. Et pourtant nous devons faire comme si.
Nous sommes sur une barque et il n’y a pas de terre ferme. Et il n’y a pas non plus de carte marine, pas de cap. Comme le dit le célèbre poème de Antonio Machado, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant (“Caminante, no hay camino, al andar se hace el camino…”).
Ceux qui n’en accepteront pas le vertige s’emmureront dans l’extrémisme déterministe d’une religion ou d’une idéologie.
Quant aux autres, il leur suffira de préserver les yeux grands ouverts et la vivacité d’esprit de leur enfance pour aimer la vie et le grand large.
Epilogue : soyons de parfaits débutants
“…but we are absolute beginners
with eyes wide open
but nervous all the same…”
David Bowie song Songwriters : Weller, Paul John
“… mais nous sommes de parfaits débutants
aux yeux grand ouverts
mais inquiets tout de même…”
Vidéo David Bowie – Absolute beginners
Note : Le poème de Antonio Machado et sa traduction
Caminante, son tus huellas
el camino, i nada màs.
Caminante, no ha camino,
se hace camino al andar.
Al andar se hace camino,
i a volver la vista atràs
se ve la senda que nunca
se ha de volver a pisar.
Caminante no hay camino,
sino estelas en la mar.
Voyageur, ce sont tes traces
le chemin, et rien de plus.
Voyageur, il n’y a pas de chemin,
le chemin se fait en marchant.
En marchant on fait du chemin,
et en se retournant
on voit la sente que jamais
il ne faut fouler à nouveau.
Voyageur il n’y a pas de chemin,
sinon des sillages sur la mer.